| Sur le site d’une attaque aérienne de drones israéliens, à Sebline, dans le sud du Liban, le 16 décembre 2025. MAHMOUD ZAYYAT/AFP |
Au pied des marches qui descendent de sa maison d’Abbasiyeh, dans le sud du Liban, Hanane Farfour scrute le ciel. Un « réflexe quotidien » pour cette femme de 42 ans, qui, dès qu’elle sort de chez elle, s’enquiert de la présence de drones israéliens, le plus souvent bourdonnants, mais parfois silencieux. Ce 19 décembre au matin, dans le ciel bleu, nulle trace de ces engins blancs. Une exception, disent les habitants.
Au quotidien, les drones israéliens empoisonnent la vie de la population du Sud, dont une partie est toujours déplacée. Qu’ils mènent des opérations de reconnaissance ou de bombardement, ces appareils sont omniprésents depuis le cessez-le-feu du 27 novembre 2024, qui aurait dû mettre fin aux hostilités – une guerre de deux mois à l’automne 2024, précédée par près d’un an d’un conflit de basse intensité – entre Israël et le Hezbollah. Mais l’Etat hébreu a poursuivi ses attaques au Liban. Des frappes ont lieu chaque semaine dans le sud du pays, l’armée israélienne affirmant viser des membres ou des sites de la milice armée, alliée de Téhéran. Pourtant, des civils ont aussi été tués.
« Je ne peux pas m’habituer à la présence des drones. J’ai la chair de poule quand j’en entends le bruit. Cela ravive le souvenir de la guerre. Et j’ai le sentiment d’être épiée, jusque dans ma salle de bains », raconte Hanane Farfour, qui travaille dans l’édition et possède une confiserie. De sa maison, la vue sur les neiges du mont Hermon, à l’est, est à couper le souffle. « Le message adressé aux habitants du Sud par la constance des drones israéliens est clair, reprend cette mère de trois enfants, “On vous voit. On maintient un siège sur votre région.” C’est une façon d’essayer de contrôler les esprits. »
Les drones opèrent une « occupation à distance », analysent les experts Mohanad Hage Ali et Mohamad Najem, dans une publication du think tank Carnegie, parue le 4 novembre. Cette forme de contrôle télécommandé est « beaucoup moins coûteuse » que l’occupation terrestre israélienne qui a prévalu dans le sud du Liban de 1978 à 2000, de manière directe ou indirecte à travers des supplétifs libanais. Aujourd’hui, une bande frontalière en territoire libanais reste occupée par l’armée israélienne, en violation de l’accord de cessez-le-feu.
Les deux auteurs s’alarment que « le Liban sud [soit] devenu un terrain d’essai des nouvelles capacités des drones ». Ces engins sont suspectés d’enregistrer de multiples données personnelles. Ils sont aussi utilisés pour intimider : les experts citent un incident retentissant, en octobre, lorsqu’un ingénieur militant pour la reconstruction dans le Sud, Tarek Mazraani, a été menacé par un message en arabe, diffusé par un drone, à Nabatiyé. Le message l’accusait de collaborer avec le Hezbollah, ce qu’il a publiquement démenti, et déconseillait à toute autre personne de travailler avec lui.
Les médias libanais et les réseaux sociaux regorgent d’anecdotes décrivant l’intrusion croissante des drones israéliens dans la vie des habitants du Sud. Un jeune résident de la localité frontalière de Kfar Kila s’est filmé lors d’une visite au cimetière pour aller sur la tombe de son frère, un « martyr » du Hezbollah, avec l’un de ces engins à quelques mètres au dessus de lui.
Coût psychologique
Surplombant le littoral méditerranéen, Abbasiyeh, proche de la grande ville de Sour (Tyr) et située à une trentaine de kilomètres de la frontière avec Israël, est relativement préservée, depuis l’annonce du cessez-le-feu, en comparaison d’autres secteurs de la région, qui ont été lourdement bombardés. Mais les frappes isolées et l’omniprésence de drones ont un coût psychologique important.
Le bourdonnement de ces engins entretient la peur, sur fond d’impression de guerre inachevée. Ils sont considérés comme des oiseaux de mauvais augure, dans cette localité chiite entourée d’arbres et de vergers, qui s’est urbanisée. A l’entrée de la ville, un cratère entre des immeubles aux façades détruites témoigne que la reconstruction – qui fait l’objet d’entraves américaines et israéliennes – est impossible.
Au centre de la bourgade, des drapeaux du Hezbollah et d’Amal, les deux principales formations chiites, ont été fraîchement installés. Dans son commerce de vêtements pour femmes, Leïla (qui souhaite taire son nom de famille), dit avoir « perdu le sommeil et l’appétit », en raison des survols. « J’entends le bruit des drones dans ma tête, même lorsqu’ils ne sont pas là ou qu’ils sont silencieux, la nuit, avec leurs lumières rouges et vertes », explique la quinquagénaire.
Elle a peur pour ses enfants, jeunes adultes, lorsqu’ils se déplacent. « Un drone peut être le prélude à un assassinat, avec le risque qu’alentour des gens ordinaires, qui n’ont rien à voir [avec le Hezbollah], soient touchés », dit-elle. Elle assure d’un ton ironique s’être fait à l’idée que « l’armée israélienne [sait] mieux qu’[elle] où sont rangées les affaires dans [sa] maison ».
« Rester, c’est résister »
Des véhicules de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) traversent Abbasiyeh, située dans la zone d’opération des casques bleus. Ils appuient l’armée libanaise pour détruire l’arsenal du Hezbollah dans cette région, au sud du fleuve Litani, désignée comme prioritaire par Beyrouth et par l’accord de cessez-le-feu pour le désarmement de toute force non étatique. Si le Hezbollah, sorti très affaibli de la confrontation avec Israël, a accepté de remettre ses armes dans cette portion méridionale, il refuse toute reddition.
A l’école Modern Academy for School Education, des festivités sont organisées en lien avec Noël. La directrice, Ramzeya Hassan, veut égayer l’atmosphère. Les élèves sont plus anxieux et plus facilement en colère, des sentiments que la responsable attribue à l’instabilité sécuritaire et au stress dans les foyers.
« Quand il y a des drones, les élèves s’agitent et perdent toute concentration. Nous essayons de les rassurer », décrit la principale de cette école qui enseigne, en arabe et en anglais, à des enfants et des adolescents. Début novembre, une frappe par drone a eu lieu à proximité de l’établissement – l’armée israélienne a alors affirmé avoir tué un membre du Hezbollah. Des familles se sont ruées à l’école. Mme Hassan redoute l’impact de cette « guerre unilatérale qui se poursuit » sur la jeune génération : « Que retiendra-t-elle ? Que la force l’emporte sur toute autre chose ? »
Les drones rappellent aussi que le Liban n’est pas à l’abri d’une reprise de la guerre à grande échelle. Les médias israéliens évoquent à intervalles réguliers l’hypothèse d’une nouvelle offensive, au motif que le Hezbollah se réarmerait dans le Sud, ce que démentent les autorités de Beyrouth.
Le climat conflictuel pèse sur l’activité économique. Aux Ateliers de Tyr, un village écotouristique, situé au milieu de bougainvillées et de lauriers, au pied d’Abbasiyeh, moins de 20 % du personnel initial travaille encore et en horaires réduits. « On veut continuer notre activité, même si rien n’est normal », explique Ali Rifaï, 47 ans, de l’administration, en citant les irruptions régulières des avions de chasse, et les bombardements qui s’entendent parfois au loin.
Les habitants de Beyrouth, qui formaient le gros de la clientèle, ne viennent plus. « Il n’y a plus que les gens du Sud qui osent se rendre dans la région », assure M. Rifaï. Lui et sa famille ont, eux-mêmes, « beaucoup réduit » leurs déplacements, « par précaution, pour éviter de se retrouver à proximité d’une frappe sur une route ». « Qui a donné aux Israéliens le droit de surveiller constamment le Sud ? », renchérit sa collègue Rania Husseini, qui se sent vivre dans un « monde de plus en plus dystopique ».
Quand le son des drones l’angoisse trop, Mme Farfour, qui est aussi poète, écrit. Elle s’était précipitée pour retrouver Abbasiyeh à la fin de l’offensive de l’automne 2024, quittant le refuge confortable qu’elle avait trouvé à Bagdad, en Irak. Elle aurait les moyens d’y retourner aujourd’hui, mais ne le veut pas : « Nous sommes très attachés à notre région, passée par tant de souffrances. Rester, c’est résister, refuser d’être brisé intérieurement face à toute cette supériorité technologique et militaire. Ici, c’est chez nous. » Selon elle, les frappes israéliennes et le matraquage des drones, censés mettre un terme à toute forme de lutte armée contre l’Etat hébreu, ne font au contraire qu’attiser la « colère » des gens du Sud, « et, chez certains, l’envie de vengeance ».
Par Laure Stephan
Le Monde du 30 décembre 25
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