Pierre Blanc, géopoliticien, montre que la maîtrise des ressources en eau est contenue depuis le départ dans le projet israélien, y compris au détriment de la population palestinienne dans les territoires occupés.
Auteur de nombreux ouvrages consacrés au Moyen-Orient dont Atlas des Palestiniens. Itinéraire d’un peuple sans État (Autrement, 2025), coécrit avec Jean-Paul Chagnollaud, Pierre Blanc montre comment Israël utilise les ressources en eau pour alimenter son projet colonial.
Quelle est la dimension géopolitique de l’eau au Proche-Orient ?
Le Proche-Orient est le lieu même de l’aridité. Dans cette région se concentre le plus grand nombre de pauvres en eau, autrement dit des hommes et des femmes qui disposent de moins de 500 mètres cubes par an. Si le manque d’eau est associé à l’Afrique subsaharienne, c’est parce que l’infrastructure y fait défaut plus que la ressource, alors qu’au Proche-Orient, c’est un manque de disponibilité qui prévaut.
Face à ce déterminisme de la géographie, les populations ont certes construit des réponses sociales, techniques et juridiques au long des siècles pour assurer les besoins fondamentaux, boire et se nourrir. Ce faisant, elles ont fait émerger des civilisations hydrauliques. Mais, du fait de l’accroissement démographique, de la fracturation des bassins hydrographiques par des frontières tracées au XXe siècle et, maintenant, du changement climatique, l’eau est devenue un sujet de division.
En attisant les rivalités de pouvoir, elle ajoute de la sorte à la conflictualité régionale. On le voit sur le bassin du Jourdain où Israël règne en tant qu’hydro-hégémonie au détriment des autres pays riverains, de même que sur le bassin mésopotamien où la Turquie et l’Iran contribuent à assoiffer les pays d’aval. Sur le Nil, c’est aussi le cas, même si l’hydro-hégémonie égyptienne est maintenant contestée par l’affirmation de l’Éthiopie qui est le château d’eau du fleuve.
Comment Israël utilise l’eau pour son projet territorial ?
Dès la conférence de paix à Paris, après la Première Guerre mondiale, la délégation sioniste amenée par Chaim Weizman avait revendiqué un territoire pour le futur État juif qui épousait l’entièreté du bassin du Jourdain. Ceci en dit long de l’idée originelle d’une souveraineté politique indexée sur la ressource en eau.
Certes, à la suite de cette conférence, Anglais et Français auxquels des mandats furent octroyés dans la région avaient contenu ce dessein territorial : la création du Liban au nord ôtait le Litani et le Hasbani du projet de Weizman, la création de la Syrie au nord-est amputait les eaux du Golan, et la création de la Transjordanie à l’est accordait à celle-ci les affluents orientaux du Jourdain. Dans ce qui restait de la revendication de Weizman, autrement dit la Palestine, sous mandat britannique, les Juifs devaient se partager l’eau avec les Palestiniens. Mais dans les faits, le dessein de Weizman s’est progressivement réalisé, et ce par la force.
Après la guerre des Six Jours en 1967, les aquifères de Cisjordanie sont passés sous contrôle strict d’Israël, le Golan a été pris à la Syrie avant son annexion en 1981, tandis que les eaux du Sud Liban ont été tenues à l’écart des projets hydrauliques libanais du fait de l’occupation par Israël de 1978 à 2000, puis de sa stratégie de dissuasion pour tout projet sur ces mêmes eaux : en 2002, alors que le Liban voulait exploiter ses eaux du Sud pour établir une agriculture en capacité de nourrir les populations et les y fixer, Ariel Sharon a menacé de réoccuper cet espace.
Rien n’a été permis ensuite. Au Liban, comme dans tout son voisinage, Israël est ainsi consacré puissance hydro-hégémonique tant elle a poussé au maximum son avantage hydrique.
Les Palestiniens sont-ils maîtres de l’utilisation de l’eau pour leurs besoins humains et agricoles ?
Dans ce contexte, les Palestiniens ne maîtrisent pas l’eau qui coulent pour l’essentiel dans leur sous-sol. À partir de 1967, Israël a mis en place des mesures pour prévenir de trop forts prélèvements palestiniens dans les aquifères de la montagne. Tout permis de forage devait dorénavant être délivré par Israël, empêchant dans les faits tout creusement de puits palestinien dans les stratégiques aquifères occidental et nord-oriental dont les eaux pouvaient s’écouler vers son territoire.
Cette politique d’autorisation a été accompagnée, à partir de 1975, d’un contrôle de l’irrigation palestinienne qui est le principal usage. Enfin, le distributeur d’eau potable en Cisjordanie, le West Bank Water Development, a été mis sous contrôle d’Israël. Mais alors que les Palestiniens payaient des impôts, le réseau palestinien d’eau potable a été peu développé par l’administration civile israélienne (plus de 200 villages n’étaient pas connectés à un réseau et devaient acheter de l’eau à des vendeurs dans des conditions aléatoires).
À partir de 1982, la société Mekorot (la Compagnie des eaux nationale d’Israël, NDLR) s’est implantée en Cisjordanie pour approvisionner les colonies depuis l’aquifère oriental dont les eaux ne s’écoulent pas vers Israël. Elle vend aussi de l’eau aux localités palestiniennes connectées à son réseau, qui en sont devenues ainsi dépendantes pour un service lacunaire. Les Palestiniens doivent alors se résoudre à acheter de l’eau à des fournisseurs d’eau plus chère ou à utiliser des eaux de sources souvent polluées.
Du fait de cette asymétrie politique, près de 80 % des eaux des nappes sont contrôlées par Israël, l’aire de captage des eaux se situant pourtant à 75 % en Cisjordanie. Non seulement le volet hydraulique des accords d’Oslo a reconnu ce déséquilibre, mais la construction du mur est venue porter un coup supplémentaire à la souveraineté hydraulique des Palestiniens. Cet ouvrage vient séparer les territoires palestiniens de certains puits agricoles désormais disposés du mauvais côté.
L’aire de captage des eaux de la nappe occidentale tend ainsi à se retrouver davantage du côté israélien. Or c’est dans cette région que se trouvent les champs de captage les plus productifs de l’aquifère occidental. À cela s’ajoute que les sources, normalement laissées à l’usage des Palestiniens dans le cadre des accords d’Oslo II, sont entravées pour certaines par les colonies qui les voisinent. Quant à la bande de Gaza, les prélèvements d’eau par Israël mettent sous pression la nappe côtière qui alimente aussi les Palestiniens de l’enclave. L’eau de la mer s’infiltre alors sous le territoire gazaoui, accroissant la salinité.
Pierre Barbancey
L'Humanité du 02 décembre 25

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