Abolitions. Politiques, pratiques, promesses

 

Angela Davis, Abolitions. Politiques, pratiques, promesses, Au diable Vauvert, 400 pages, 25 euros.
La philosophe, militante afro-féministe, antiraciste et communiste, a rassemblé dans l’ouvrage Abolitions. Politiques, pratiques, promesses (éditions Au diable Vauvert) ses réflexions sur le nécessaire… du système carcéral. Une invitation à renverser l’ordre capitaliste existant.
Elle-même a éprouvé l’arbitraire, le racisme du système judiciaire américain et fait l’expérience de l’incarcération. La mobilisation internationale et victorieuse pour sa libération, dans les années 1970, a fait d’elle une figure du combat pour l’émancipation.
Angela Davis a consacré sa vie à la lutte pour une société sans prison, à mettre au jour les filiations entre le système pénal esclavagiste et le système carcéro-industriel présent. Avec Abolitions. Politiques, pratiques, promesses (Au Diable Vauvert, 2025), elle publie une synthèse éclairante de ses travaux sur le sujet.
À partir de cette réflexion, et dans une perspective révolutionnaire, elle invite à penser, pour mieux les défaire, l’enchevêtrement de l’exploitation économique, de l’oppression sexuelle et de la violence raciste.

Vous appelez à penser l’abolition comme un mandat pour inventer une organisation sociale qui rendra obsolète la prison, la peine carcérale. Pourquoi faut-il penser ensemble l’abolition de la prison et celle du racisme, du patriarcat, la sortie du capitalisme ?
Le mouvement abolitionniste, tel qu’il a évolué, en particulier aux États-Unis, est très ancré dans le mouvement contre le racisme. C’est pourquoi nous voyons tant de travaux universitaires consacrés au lien entre l’emprisonnement et l’esclavage. Nous ne pouvons pas nous faire une idée claire de la nature du racisme si nous ne sommes pas attentifs à ses éléments structurels. Le système carcéral est l’un des exemples les plus frappants, sinon le plus frappant, de racisme structurel.

Vous expliquez très bien dans ce livre la généalogie qui relie le complexe industriel carcéral au système de louage des détenus mis en place après l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Quelle place tient aujourd’hui ce complexe dans le capitalisme états-unien ?
Nous voyons encore des liens très forts entre le complexe carcéro-industriel et le système capitaliste au-delà des frontières des États-Unis. C’est un phénomène international. Et il représente, dans le développement du capitalisme, un moment où un grand nombre de personnes ne sont plus en mesure de trouver les moyens de gagner leur vie. Que faire alors de ces populations marginalisées, de ces populations pour lesquelles il n’y a pas d’emploi dans le contexte de la société capitaliste ? Nous assistons à la construction d’un grand nombre de prisons précisément au moment où l’économie américaine et mondiale ne parvient plus à répondre aux besoins des êtres humains.
Dans les années 1980, à l’époque où les systèmes de protection sociale et les dispositifs d’aide sociale ont commencé à s’effondrer, on a vu se construire davantage de prisons, on a vu davantage de personnes condamnées à des peines de prison. Lorsque les emplois migrent vers d’autres parties du monde et que ceux qui occupaient ces emplois n’ont plus les moyens de subvenir à leurs besoins, que se passe-t-il ? On assiste à une augmentation du nombre de personnes incarcérées. Il y a donc beaucoup de liens à explorer : on ne peut pas penser le complexe carcéro-industriel sans le replacer dans le contexte du capitalisme mondial.

Vous décrivez le système carcéral comme l’envers de la démocratie états-unienne, le lieu des droits suspendus et des corps déshumanisés livrés au despotisme. Quels sont les effets politiques de l’incarcération massive de personnes africaines-américaines et latinas ?
Tout d’abord, la démocratie est un terme que nous devrions constamment examiner d’un œil critique, car nous parlons principalement de démocratie bourgeoise. La démocratie n’a jamais été une démocratie pour la majorité, et c’est là la contradiction interne du terme même utilisé pour décrire le système, le système économique qui s’est développé aux États-Unis.
« Nous, abolitionnistes, affirmons que non seulement nous ne voulons pas d’incarcération de masse, mais que nous ne voulons aucune incarcération. »
L’incarcération a un lien avec l’esclavage, un lien qui permet de reconnaître à quel point le racisme a toujours été enchâssé dans le développement du capitalisme – et nous parlons ici principalement de l’exemple américain. Mais si nous parlions de l’Europe et du rôle du colonialisme dans l’essor des systèmes socio-économiques européens, nous ferions des analyses similaires.

Comment la catégorie de « race » s’est-elle imposée comme critère central dans la construction des présomptions de criminalité ?
Pendant l’esclavage, l’infériorité était est l’un des éléments centraux de l’idéologie raciste. Le groupe qui est la cible du racisme est tenu pour inférieur au groupe dominant, et la criminalité devient un concept déterminant. Cette racialisation de la criminalité a toujours été présente en ce qui concerne les esclaves, ou plutôt les personnes qui étaient réduites en esclavage – j’essaie d’éviter d’utiliser le terme « esclave » car c’est un terme déshumanisant, je préfère parler de personnes asservies ou de personnes incarcérées.
Ces deux systèmes, le système carcéral et le système esclavagiste, reposaient sur des notions palpables que tout le monde pouvait assimiler : les personnes asservies étaient désignées comme appartenant une race inférieure, et il en était de même pour les personnes incarcérées.
Les Blancs appréhendaient la notion de liberté en considérant l’esclavage. Ils étaient ceux qui n’étaient pas réduits en esclavage, et donc ceux qui étaient libres. C’était l’une des façons dont ils comprenaient leur propre liberté. Et on pourrait faire un raisonnement similaire à propos de l’incarcération.

Vous analysez la spécificité des violences subies par les femmes incarcérées. Comment la prison reproduit-elle et aggrave-t-elle les oppressions sexistes et racistes ?
L’institution même de la prison est obsolète. Elle aurait dû être abolie depuis longtemps et, outre son obsolescence, elle offre un refuge aux idéologies les plus rétrogrades. C’est pourquoi on ne voit pas seulement du racisme en soi dans les prisons, on voit les formes les plus rétrogrades de suprématie blanche, on voit des formes de suprématie blanche qui, du moins avant l’administration Trump, avaient commencé à reculer sous l’effet des mouvements sociaux radicaux. On y rencontre aussi les formes les plus rétrogrades de patriarcat.
Et si l’on examine l’évolution historique des prisons pour hommes et des prisons pour femmes, les deux formes d’emprisonnement liées au genre, on constate que l’inégalité entre les sexes est maintenue et même renforcée au sein des systèmes pénitentiaires. Mais il est important de reconnaître que, même si le nombre d’hommes incarcérés est bien plus élevé, il ne s’agit pas seulement de genre, ni seulement de race, mais aussi d’un système – le système carcéral – qui représente également le retard du capitalisme.

Vous proposez de repenser radicalement la justice. Comment faire avancer des alternatives à la prison et au châtiment ?
Nous devons aborder cette question des alternatives dans deux contextes différents. Premièrement, nous devons examiner ce que nous devons réclamer dès maintenant, à l’heure actuelle. Et deuxièmement, nous devons considérer dans quelle mesure le fait de nous appuyer sur des forces larges, des forces sociales, politiques et économiques importantes, peut nous permettre d’avancer dans une direction libératrice.
Les personnes qui ont été impliquées dans les mouvements abolitionnistes au cours des dernières générations diront que nous parlons d’une approche révolutionnaire, d’une approche anticapitaliste. Nous parlons d’imaginer et, espérons-le, de réaliser une société dans laquelle ces institutions patriarcales rétrogrades, racistes, répressives ne sont plus nécessaires.

Voyez-vous la montée des mouvements réactionnaires, masculinistes et suprémacistes aux États-Unis et dans le monde comme le symptôme d’une contre-révolution, après les soulèvements populaires de ces deux dernières décennies, l’affirmation d’une nouvelle vague féministe et des luttes pour l’égalité ?
Oh, absolument. En fait, je pense que c’est ce que nous vivons actuellement. Si je réfléchis à ce qui s’est passé au cours des dernières décennies dans une perspective historique, il est clair que nous nous dirigeons vers la libération. Ceux qui contestent cela, ceux qui veulent contrer ce mouvement de l’histoire sont malheureusement au pouvoir en ce moment, si l’on pense à l’administration Trump.
Mais dans l’ensemble, nous avons avancé dans une direction progressiste, et il est important que les militants perçoivent que la suprématie acquise par ces forces fascistes, racistes et rétrogrades relève d’une tentative de défaire ces avancées.
Tous ces nouveaux mouvements, à commencer par celui pour la justice climatique, qui exprime la condition préalable à la victoire des mouvements contre le racisme et le patriarcat, et leur expansion sont une victoire pour les forces progressistes. Nous ne pouvons pas nous permettre de postuler que nous avons perdu face à toutes les forces rétrogrades que nous combattons.
Nous avons assisté avec joie, voilà quelques semaines, à l’élection d’un maire socialiste à New York. À quelles conditions un retour de l’idée socialiste, communiste, pourrait-il apporter des réponses aux crises écologique, sociale, démocratique ?
Nous devons reprendre le combat pour les idées socialistes et communistes. C’est la seule possibilité, la seule issue. Et le fait même qu’un maire ouvertement socialiste ait été élu à New York nous indique que c’est bien ce dont les gens ont besoin. Malheureusement, le racisme abîme tout.
À cause du racisme, beaucoup de gens ne sont même plus capables d’exprimer leurs propres intérêts de classe, car ils sont pollués par des notions fascistes qui les détournent des vraies causes de leurs problèmes en accusant les migrants, les Noirs, les autochtones. Les militants ont énormément de travail à faire pour battre en brèche les idées popularisées par l’administration Trump et ses alliés ailleurs dans le monde.

L’impérialisme de Trump marque-t-il une forme de rupture ou s’inscrit-il dans la continuité de la politique étrangère des précédentes administrations ?
C’est une continuation, mais avec des tendances plus conservatrices, plus réactionnaires. Ces forces réactionnaires ont toujours existé, mais elles se radicalisent face aux mouvements citoyens qui se développent. En tant que protagonistes des mouvements de solidarité avec la Palestine depuis de très nombreuses années, même si nous déplorons la montée du fascisme, de la réaction et le leadership politique des États-Unis, nous sommes très enthousiastes à l’idée que les gens n’aient plus peur de soutenir le peuple palestinien, après avoir craint pendant des décennies de s’y associer.
Beaucoup commencent à comprendre qu’il existe un lien entre le gouvernement israélien, le racisme et le capitalisme et qu’il est au cœur du problème. C’est un très bon signe, tout comme l’élection du maire de New York.

Vous évoquez la Palestine dans votre préface. La prison est un dispositif central dans le déploiement colonial israélien, et l’expérience carcérale définit les biographies des Palestiniens dès leur plus jeune âge, avec la détention administrative. En France, des militants kanak indépendantistes ont été emprisonnés aux antipodes de leur pays ; au Maroc, bien des indépendantistes sahraouis croupissent dans les geôles du roi ; des milliers de Kurdes sont incarcérés en Turquie. Le combat abolitionniste est-il un combat anticolonialiste ?
Oui, absolument. La lutte abolitionniste est une lutte anticolonialiste. Et ce que nous pouvons souligner aussi, c’est que les États-Unis sont responsables de la prolifération des prisons dans le monde entier. En particulier dans certaines régions du monde, en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient, où l’emprisonnement n’a pas la même histoire qu’en Occident.
Vous savez, l’histoire de l’emprisonnement est étroitement liée à la notion de démocratie capitaliste qui a émergé en Occident. Nous devons y voir un legs du colonialisme. La France elle-même est confrontée aux conséquences de sa propre histoire coloniale. Et on voit le racisme s’y développer en conséquence de cela.

Rosa Moussaoui
L'Humanité du 20 décembre 25

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