« 2025, l’année où l’Europe a affaibli l’Ukraine en abandonnant la bande de Gaza »

 

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président américain, Donald Trump, en Ecosse, le 27 juillet 2025. EVELYN HOCKSTEIN / REUTERS
« Nous, les Européens, pouvons avoir des histoires et des langues différentes, mais il n’existe aucune langue européenne dans laquelle “paix” est synonyme de capitulation, et “souveraineté” synonyme d’occupation. » En ce 9 octobre 2024, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, fustige le premier ministre hongrois, Viktor Orban, devant le Parlement européen.
Mais ses propos ne visent que le soutien de Budapest à une « paix » en Ukraine qui ne serait que « capitulation » face à la Russie, tandis que la « souveraineté » russe sur les territoires envahis ne serait qu’une « occupation » de l’Ukraine. La présidente de la Commission n’est même pas consciente que de telles déclarations pourraient aussi viser le soutien inconditionnel d’Orban à la guerre israélienne d’anéantissement de Gaza, qui a alors déjà tué plus de 42 000 Palestiniens, les envahisseurs occupant 80 % de l’enclave.
Et pour cause : Ursula von der Leyen s’est, dès le 13 octobre 2023, rendue en Israël pour apporter l’appui de l’Union européenne (UE) aux représailles israéliennes contre la bande de Gaza, six jours après les attaques terroristes du Hamas qui firent au moins 1 200 morts. La présidente de la Commission n’avait aucun mandat pour assumer un engagement aussi tranché, mais ses convictions pro-israéliennes l’ont emporté sur toute autre considération, enfermant ainsi l’UE dans une impasse.
Le « deux poids deux mesures » de l’Europe entre l’Ukraine et Gaza l’a en effet affaiblie face à la Russie, sans pour autant lui permettre de peser au Moyen-Orient. Quant à Benyamin Nétanyahou, il a tout fait pour prolonger la guerre de Gaza jusqu’au retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Le premier ministre israélien est ainsi une fois de plus en phase avec le président russe, Vladimir Poutine, qui mise également sur une réélection de Trump.

Vigueur inégale
Un mois après la passe d’armes au Parlement européen, c’est Orban qui peut jubiler face à Ursula von der Leyen. Le premier ministre hongrois, déjà partenaire historique des dirigeants d’Israël et de Russie, célèbre le retour de son champion Trump à la tête des Etats-Unis. Quant à la présidente de la Commission, loin d’esquisser une autocritique, elle espère qu’un alignement de l’UE sur la politique américaine à Gaza lui gagnera les bonnes grâces de la Maison Blanche sur l’Ukraine.
Elle reste ostensiblement silencieuse lorsque Trump affirme, aux côtés de Nétanyahou, le 4 février 2025, que « les Etats-Unis vont prendre le contrôle de la bande de Gaza ». Elle n’a pas un mot pour condamner le projet américain de transformation de l’enclave palestinienne en « Riviera du Moyen-Orient », alors qu’un tel projet s’apparente à l’évidence à un « nettoyage ethnique ».
L’Europe est fondée sur l’Etat de droit, d’où le désastreux impact sur la scène internationale de son incapacité à défendre avec une égale vigueur les principes de droit en Ukraine et au Moyen-Orient. Quant à la Maison Blanche, elle prend le silence de l’UE sur Gaza pour ce qu’il est, un aveu de faiblesse, qui nourrit de nouvelles provocations américaines en Europe même.
Le 14 février 2025, le vice-président américain, J. D. Vance, vient à Munich accuser les démocraties européennes de « brider les libertés » en bridant celles de l’extrême droite. Deux semaines plus tard, c’est le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui est accusé à la Maison Blanche d’être non seulement ingrat et « irrespectueux », mais aussi illégitime. Les dirigeants européens doivent se mobiliser sans gloire pour tempérer le courroux de Trump à l’encontre de Zelensky, tandis qu’à Budapest Orban fanfaronne sur tous les fronts.

La méthode Witkoff-Kushner
L’UE ne trouve rien à redire à la nomination, par la Maison Blanche, de Steve Witkoff comme envoyé spécial au Moyen-Orient, malgré l’inexpérience diplomatique de ce partenaire de golf et d’affaires de Trump. Mais Witkoff a au moins le mérite de se rendre, à la fin de janvier 2025, dans la bande de Gaza, certes escorté par l’armée israélienne, là où pas un représentant européen n’a mis les pieds en quinze mois de conflit dévastateur. Les dirigeants de l’UE ne commencent à réagir qu’après la promotion de Witkoff comme émissaire auprès du Kremlin, lorsque les pressions américaines sur les Ukrainiens s’exercent avec la même brutalité et le même amateurisme que sur les Palestiniens.
En mars 2025, les Etats-Unis suspendent l’assistance militaire à l’Ukraine, facilitant une avancée russe, tout en encourageant Israël à reprendre les hostilités à Gaza. Peu après, Orban, fort de sa cohérence, accueille avec faste Nétanyahou à Budapest, balayant le mandat que la Cour pénale internationale a émis envers le chef du gouvernement israélien pour « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité ».
L’UE, qui a déjà adopté 17 séries de sanctions à l’encontre de la Russie, s’avère incapable de prendre la moindre mesure visant Israël, malgré la famine qui sévit dans la bande de Gaza, à l’été 2025. Les Vingt-Sept sont tout aussi divisés concernant la solution à deux Etats, soit la coexistence entre Israël et un Etat palestinien qu’il convient dès lors de reconnaître. Ce blocage contraint la France, déterminée à relancer un tel processus diplomatique, à aller chercher des appuis hors de l’UE, au Royaume-Uni, au Canada et en Australie.
Pendant ce temps, Jared Kushner, le gendre du président américain (et son émissaire au Moyen-Orient durant son premier mandat), épaule Witkoff aussi bien sur l’Ukraine que sur Gaza. Les deux promoteurs immobiliers traitent l’Europe avec aussi peu d’égard sur un dossier que sur l’autre, transformant la Floride, où Witkoff possède un club de golf, en nouveau pôle des tractations internationales.
L’année 2025 entrera ainsi dans l’histoire comme celle où l’Europe, en s’alignant sur les Etats-Unis à Gaza, a gravement affaibli la résistance de l’Ukraine. Le pire est que de nombreux dirigeants européens ne s’en rendent toujours pas compte.

Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po)
Le Monde du 28 décembre 25

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