| Un portrait de Mohammed Samer Khallouf, abattu par l'armée israélienne, à Jenine, Cisjordanie, le 28 octobre 2025. LUCIEN LUNG/RIVA PRESS POUR « LE MONDE » |
Quand Alia Al-Hallaq, 33 ans, parle des rêves de Mohammed, son fils de 9 ans et demi, elle peine à retenir ses larmes. « Il voulait devenir chirurgien cardiaque, pour entendre “le docteur Mohammed est demandé aux urgences”, dans les haut-parleurs d’un hôpital », raconte la mère de famille au voile imprimé léopard, rencontrée fin octobre, dans sa maison d’Al-Rihiya, un village isolé au sud de Hébron (Cisjordanie occupée), entourée de Sila, Wajdi, Maïs et Elias, ses quatre autres enfants. Mohammed ne sera jamais médecin. Le 16 octobre, le petit garçon a été tué d’une balle tirée par un soldat israélien.
Le jour de sa mort, le troisième enfant de la fratrie Al-Hallaq se réjouissait de son nouveau sac à dos bleu, récemment offert par l’Unicef. Comme tous les jours, l’enfant au regard calme et concentré avait enfilé sa tenue d’écolier avant d’aller réveiller sa mère. En revenant chez lui, vers midi, Mohammed s’est arrêté de longues minutes près d’un nid d’oiseau. Il aimait admirer les souimangas de Palestine, ces passereaux habitués des collines arides.
Après un déjeuner rapide, le fan de football est parti jouer avec des camarades d’école, sur la seule aire de jeux de la localité, à quelques dizaines de mètres de sa maison. Quand les Jeep militaires ont traversé le village à toute vitesse, la dizaine d’enfants paniqués a fui dans toutes les directions. Mohammed, lui, a couru vers la maison de ses grands-parents, sur les hauteurs. A 10 mètres à peine de la porte, il se retourne, les bras croisés, pour observer le convoi surarmé, en contrebas. Le tir, qui a traversé son corps d’une hanche à l’autre, ne lui a laissé aucune chance. Selon plusieurs témoins, le soldat aurait ensuite levé son arme en l’air, comme un signe de célébration. Contactée, l’armée n’a pas répondu sur ce point.
A ce moment, Bahjat, le père, était dans le supermarché d’Anata, près de Jérusalem, où il travaille. En raison de la distance et des deux heures minimum du trajet, ponctué de nombreux checkpoints, il ne rentre au domicile familial que le week-end. La mère, elle, faisait quelques courses à Yatta, à une dizaine de minutes d’Al-Rihiya, où se trouve le seul hôpital de la zone. Un oncle y a emmené Mohammed avec sa propre voiture, au prix d’un détour d’une demi-heure sur des chemins de terre pour éviter les Jeep de l’armée.
Prévenue par téléphone, la mère est arrivée sur place rapidement, avant de s’effondrer à la vue de son fils inerte sur un lit d’hôpital. « Quand les médecins l’ont emmené au service de réanimation, j’ai regardé son visage et j’ai eu l’impression qu’il m’a souri », confie Alia Al-Hallaq. Réunis autour d’elle aujourd’hui, ses quatre enfants se passent un smartphone sur lequel ils regardent des vidéos du dernier anniversaire de Mohammed, puis des images de son enterrement, organisé le 18 octobre.
Liste macabre
Depuis le début de l’année, 44 enfants palestiniens ont été tués par l’armée israélienne, selon le décompte du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef). Les trois cas les plus récents de cette liste macabre se sont ajoutés en l’espace de quelques jours, le temps de ce reportage. La grande majorité a été tuée par balle, certains par des snipers, et quelques-uns ont été les victimes collatérales de frappes de drone. En 2024, le même recensement de l’agence onusienne atteignait le chiffre de 93.
« Après le 7-Octobre, les soldats israéliens ne tirent plus que pour tuer, même sur des enfants sans défense », analyse Ayed Abu Eqtaish, l’un des directeurs de l’ONG palestinienne Defense for Children International-Palestine. En documentant chacune de ces tragédies, il a relevé un processus de « déshumanisation » des jeunes Palestiniens par la hiérarchie militaire israélienne. Dans leurs interventions publiques, ils ne sont plus désignés comme des mineurs, mais comme des « terroristes potentiels », comme pour justifier qu’ils puissent mourir sous les balles des soldats.
Ces tirs létaux, déjà rarement sanctionnés avant la guerre, n’entraînent désormais plus aucune conséquence. La plupart du temps, l’armée ne prend même pas la peine d’ouvrir une enquête. En cas de couverture médiatique, les gradés lancent des investigations qui concluent, presque toujours, selon Ayed Abu Eqtaish, que les règles d’engagement « ont été suivies », sans commettre d’« erreur ». La dernière condamnation d’un militaire israélien pour le meurtre d’un enfant palestinien remonte à 2014.
Dans un minuscule studio du centre de Tulkarem, Iyad Rajab lance la lecture d’une vidéo prise par une caméra de surveillance. Les images montrent la lente agonie de son fils de 10 ans, Saddam, sur un trottoir de la ville située dans le nord de la Cisjordanie occupée. Le 28 janvier, alors que l’armée israélienne était déployée dans Tulkarem, l’enfant a saisi son smartphone pour appeler sa mère. Une balle de sniper lui a aussitôt transpercé le corps, du bas du dos jusqu’à la poitrine, en traversant son foie. Sur la vidéo consultée par Le Monde, le petit garçon se tord de douleur, à même le sol, pendant deux longues minutes, alors que plusieurs voitures le dépassent, trop effrayées pour s’arrêter.
Blessé sur un chantier, en Israël, où il travaillait, Iyad Rajab s’était installé à Tulkarem avec son fils, quelques mois avant la mort de ce dernier. Dans son studio sans lumière, au plafond ruiné par un dégât des eaux, l’ancien employé du BTP, devenu vendeur de babioles pour survivre, a scotché des photos de Saddam, imprimées sur des feuilles blanches. Sur la seule armoire de son logement, à côté d’un ventilateur à moitié cassé, il a placé une image du cercueil de son fils. « Juste avant de perdre connaissance, Saddam m’a dit : “Ne m’en veux pas.” »
Tir mortel
Le père n’a pas pu suivre son fils dans l’ambulance qui l’emmenait vers l’hôpital le plus proche. Quelques minutes après le tir mortel, des dizaines de soldats ont envahi la rue, et il a été retenu pendant une heure et demie. Quand Iyad est arrivé sur place, les médecins de Tulkarem ont décidé de transférer Saddam, en ambulance, dans une clinique de Naplouse, équipée d’un service de réanimation. Selon le père, les militaires israéliens ont exigé que le personnel médical soulève le corps du jeune enfant pour vérifier que rien n’était caché dessous, malgré les risques pour sa santé. « Pour les convaincre que ce geste pourrait le tuer instantanément, l’ambulancier a dû parlementer pendant vingt-deux minutes, raconte-t-il. J’ai compté. »
Craignant que quelqu’un se cache dans le véhicule, les soldats lui ont imposé de quitter l’hôpital en roulant avec les portes et les fenêtres ouvertes, en plein hiver. Contacté, le bureau de presse de l’armée n’a pas souhaité commenter ce fait. Deux jours plus tard, le 30 janvier, un groupe de soldats a fouillé de fond en comble le studio où vivait Saddam, avant de partir sans un mot, raconte le père. Huit jours plus tard, l’enfant palestinien succombait à ses blessures.
Un mois après cette tragédie, l’habitant de Tulkarem reçoit un message de la police militaire israélienne lui donnant rendez-vous sur une base de l’armée au checkpoint d’Al-Jalama, collé à la ligne de démarcation avec l’Etat hébreu. Cet ancien policier de l’Autorité palestinienne se retrouve dans une salle, face à deux femmes militaires en uniforme et un officier en civil, accompagnés d’un traducteur.
Les questions tournent autour d’hypothétiques jets de pierres qui pourraient expliquer, pour les interrogateurs, le tir fatal du sniper. En guise de réponse, le père de famille leur présente la vidéo de la caméra de surveillance montrant la mort de son fils. « A la fin, l’une des militaires a quitté la pièce en hurlant de colère », assure-t-il. Contactée au sujet de cette entrevue, l’armée n’a pas répondu sur ce point. La hiérarchie militaire a assuré à Iyad Rajab qu’une enquête était en cours, mais le père n’a reçu aucun document officiel ni numéro de téléphone pour suivre l’avancée de la procédure. « Et les Israéliens appellent ça un Etat de droit… », dit-il.
Rachid Jazar habite Sebastia, un village de la région de Naplouse, connu pour ses ruines antiques, très convoité par les colonies illégales alentour. Entouré de cinq de ses sept autres enfants, l’ancien peintre en bâtiment de 58 ans bute sur les mots, souffle et sourit faiblement. A ses côtés, Wafa, sa femme, l’air hagard, montre le vêtement que son fils portait le jour de sa mort, troué par la balle. Le 19 janvier, Ahmad Jazar, 14 ans, a été tué par un soldat israélien situé à plusieurs centaines de mètres de distance, au cours d’une opération militaire à Sebastia. Le mur du bâtiment devant lequel l’adolescent se trouvait porte encore l’impact du projectile qui lui a été fatal.
Sondée par Le Monde sur les raisons de sa présence dans cette localité ce jour-là, l’armée n’a pas fourni d’explication. Bien que les allées et venues des soldats l’inquiétaient, l’adolescent précisait souvent à ses parents que sa situation restait plus enviable que celle des enfants de la bande de Gaza. Dans l’enclave palestinienne, 28 mineurs ont été tués en moyenne chaque jour, durant les deux années de la guerre, selon les données de l’Unicef.
« Je n’arrivais plus à me contrôler »
Dix mois plus tard, la mort d’Ahmad continue de hanter la famille. Trop affecté, le père n’a pas encore réussi à reprendre le travail. « Je n’arrivais plus à me contrôler », raconte-t-il, sans vouloir en dire plus. Les premiers mois du deuil, il a pu consulter une psychiatre de Médecins sans frontières. Mais, bien que sa santé mentale se soit améliorée, Rachid Jazar n’a toujours pas le « courage » de s’approcher de la couverture avec laquelle son fils dormait ces dernières années.
A chaque incursion de l’armée dans Sebastia, il suit désormais un rituel. Il descend d’abord les rideaux de la maison familiale. Puis il ferme toutes les portes à clé, pour s’assurer que ses enfants ne sortent pas dans la rue. Enfin, il roule délicatement le grand poster de son fils, imprimé à l’occasion des funérailles de dernier. Comme s’il essayait encore de le protéger des soldats.
Lucas Minisini
Sebastia, Tulkarem, Al-Rihiya, envoyé spécial
Le Monde du 07 novembre 25
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