Les deux artistes Libanais reviennent sur ce qui les lie à leur terre natale mais aussi à leurs créations. © Bobby Rogers |
À la ville comme à la scène, Rabih Mroué et Lina Majdalanie sont inséparables. Voilà trente ans que leurs créations nous surprennent, nous enchantent, provoquant des secousses telluriques intérieures tant leur approche est d’une intelligence et d’une audace des plus précieuses. Rencontre avec deux artistes qui vivent désormais en Allemagne, les yeux et le cœur rivés à leur pays natal, le Liban.
Vous avez quitté le Liban mais le Liban ne vous quitte pas…
Lina Majdalanie : Personne ne peut être quitté par son pays. Ton pays, c’est ta vie, tes souvenirs, ta terre, ta mémoire, ta famille. C’est quelque chose que tu ne peux pas oublier. S’éloigner, ce n’est pas quitter, c’est mettre de la distance. On en a besoin. Mais le pays vous accompagne, comme l’enfance.
Dans notre vie, le Liban, c’est ce qu’on connaît le mieux, et donc le sujet dont on peut le mieux parler. Ce n’est pas une question de patriotisme, ou de nationalisme, mais le Liban est tellement présent en nous, mêlé à nos vies…
Vous avez éprouvé le besoin de vous éloigner du Liban. Pourquoi ?
Rabih Mroué : Quand on comprend que le conflit politique, les tensions sont infinis, s’éloigner a été une question de survie morale, psychologique. La perspective d’une guerre civile ou d’une guerre avec Israël plonge le pays dans un état de latence. La guerre est la plus forte aujourd’hui.
On a quitté le Liban, mais on s’informe plus, bien plus que si on était là-bas. Et en y retournant régulièrement, la distance nous permet de mesurer les changements et la situation est de pire en pire. On a vécu un grand moment en octobre 2019. On était là-bas pour présenter Borborygmus, la plus noire de nos pièces, la plus pessimiste. Et la révolution a éclaté, soulevant un immense espoir.
Quel rapport entretenez-vous avec la notion d’exil, qui, curieusement, n’apparaît pas dans votre travail…
Rabih Mroué : L’exil, ce n’est pas juste lorsque quelqu’un est obligé de quitter son pays. Tu peux être un exilé dans ton propre pays, vivre un exil intérieur. Nous nous sommes retrouvés dans cette position. Nous avions un cercle d’amis pour partager nos sentiments, nos idées, nos doutes…
Mais quand il n’y a plus d’espace public de discussion et de réflexion, quand tu ne peux plus t’exprimer en dehors d’un tout petit cercle, tu deviens un exilé dans ton propre pays. On vit désormais en Allemagne, mais, même à Berlin, on mesure combien l’espace public se rétrécit peu à peu. Et pas que pour nous, pour tout le monde.
Lina Majdalanie : En Allemagne, il n’y a pas de débat possible. Et si tu tentes de débattre, tu es considéré comme un terroriste, un extrémiste, un hamasiste ou antisémite.
Le festival de Leipzig, sous la pression, a dû annuler le spectacle du metteur en scène palestinien d’Ahmed Tobasi ces jours-ci…
Lina Majdalanie : Les institutions démocratiques sont bafouées de plus en plus partout dans le monde. On vit une période ultra-dangereuse. Ce n’est pas que le Liban, le Moyen-Orient, ça se passe partout dans le monde entier.
Que peut le théâtre ? Témoigner du monde, de la colère, du désespoir ?
Lina Majdalanie : On a rarement fait ça. Pour nous, le théâtre est une agora, un espace de réflexion et de questionnement.
Rabih Mroué : On partage nos doutes avec le public, sans conclusion. Il faut laisser les questions en suspens pour ouvrir le débat. Il ne s’agit pas de faire consensus avec le public, de prêcher des convertis. On soulève des problématiques, on décale la focale et on déconstruit les discours existants.
Si vous deviez créer aujourd’hui Photo-Romance, votre adaptation du film d’Ettore Scola Une journée particulière, le spectacle serait-il le même ?
Lina Majdalanie : Le Liban a toujours été divisé mais, à l’époque, il existait la possibilité d’un projet cohérent face à un autre projet. Aujourd’hui, tous les projets porteurs d’une alternative ont échoué. Les gens ne se font plus d’illusions. Les gens sont les uns contre les autres par obstination, par habitude… Quels sont les projets possibles ? Le plus clair reste, hélas, celui du Hezbollah.
Vous êtes invités du Festival d’automne, une occasion pour vous de montrer toutes vos œuvres…
Lina Majdalanie : Cette rétrospective est l’occasion de redécouvrir notre propre travail. On est comblés d’être ici, en France, à Paris, avec le Festival d’automne, même si la situation actuelle au Liban, au Moyen-Orient, trouble le plaisir et la joie.
Rabih Mroué : On avait perdu la mémoire de beaucoup de nos spectacles. Les remonter et voir le sens qu’ils prennent aujourd’hui, voir qu’ils n’ont rien perdu de leur actualité… Ce n’est pas parce qu’on est plus intelligents mais parce que la situation ne change pas. C’est triste, trente ans après, de voir qu’elle a changé… en pire.
D’où vous est venue l’envie de mettre en scène Brecht d’après les auditions devant la commission des affaires anticommunistes ?
Rabih Mroué : Cela fait longtemps que nous avions l’envie et le désir de travailler à partir de ce matériau. Nous avions le livre de la retranscription du procès, que nous avions acheté lorsque nous étions étudiants, à Beyrouth. Ça nous avait fascinés et aujourd’hui, plus que jamais, il nous semble primordial de travailler à partir de ce texte.
Durant nos études, nous avons découvert la méthode brechtienne, la distanciation qui imprègne tout notre travail. Notre théâtre est très brechtien, et très godardien. Brecht et Godard nous ont beaucoup inspirés. Brecht pour ce qui relève de la lutte de classes, Godard sur la nécessité de l’autocritique.
Lina Majdalanie : Brecht divisait le monde en classes sociales. Au Liban, les divisions prennent d’autres formes que sociales, elles peuvent être religieuses, idéologiques. On s’est demandé qui est notre public. À qui s’adresse-t-on ? Notre public vient de la classe moyenne, il est de gauche, laïque.
Il nous ressemble énormément. Comment diviser notre public, le faire s’interroger sur les acquis politiques ? Comment repenser, être de gauche aujourd’hui pour produire un nouveau projet ? Telles sont les questions qui se posent au Liban mais ici aussi, en France et en Europe. On n’a pas de réponse mais on sait ce qui ne va pas…
Marie-José Sirach
L'Humanité du 03 novembre 2024
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