Qassam Moudadi, le récit palestinien à l’ombre de Ghassan Kanafani

 

       Qassam Moudadi, fondateur du média « Hara 36 ».
Ce journaliste vient de créer une plateforme en arabe et en français, « Hara 36 », pour combattre la déshumanisation de son peuple aux yeux du monde, en retrouvant une mémoire trop souvent masquée. Un hommage aussi à Ghassan Kanafan, poète et écrivain révolutionnaire.
C’est une maison adossée à la colline. Elle n’est pas bleue. On y vient en voiture. Difficilement. Le terrain est pentu et pas encore viabilisé. Peu importe. En cette soirée d’automne, le vent balaye la Cisjordanie jusqu’à la vallée du Jourdain et certainement au-delà. C’est un souffle qui enveloppe les collines, s’infiltre dans les ravins et fait frissonner parce qu’il peut être froid.
Les braises du barbecue de Qassam et la fumée alléchante qui s’en dégage – des köfte, une spécialité du Proche-Orient, aromatisés comme il se doit – ouvrent l’appétit. Hala est venue. Khader aussi. Fouad, le frère de Qassam, ne doit pas tarder. Un moment de calme et de paix, entre deux rires et trois araks.
Rien que de très normal dans ce village de Taybeh, renommé pour sa bière et sa communauté chrétienne, majoritaire ici, situé à une trentaine de kilomètres au nord de Jérusalem. Tout est tranquille, donc, jusqu’à ce que Qassam montre des lumières, au loin. Une colonie d’implantation juive. « En contrebas, les terres appartiennent à ma famille, explique-t-il. Nous ne pouvons plus y aller car les colons nous en empêchent. »

« Il se focalise sur ce qui est important, le cœur des Palestiniens »
Qassam Moudadi, 36 ans, a étudié les sciences politiques à l’université de Beir Zeit, près de Ramallah, puis a passé son master en journalisme en France. « Après six années de pratique, ici, en Cisjordanie, je me suis rendu compte du manque de récit consistant sur la Palestine, sur la façon dont les Palestiniens vivent et se comportent. »
Un constat qu’il partage avec ses amis, tous très influencés par le poète et écrivain palestinien Ghassan Kanafani, à l’engagement révolutionnaire connu. Un homme devenu une boussole pour les trois jeunes gens. « J’ai lu tôt Kanafani, mais j’ai compris tardivement la profondeur de ses écrits. Il s’est attaché à la notion humaine », souligne Hala Qassis, 25 ans, qui a d’abord étudié le droit puis s’est rapprochée de l’écriture.
« Peu d’écrivains sont parvenus à une telle forme de narration », renchérit Khader Saloma, 31 ans, un sociologue qui maintenant écrit des histoires pour enfants. « Il se focalise sur ce qui est important, le cœur des Palestiniens. » Voilà ce qui les a attirés, chez Kanafani, comme ils le disent presque de concert, avec les mêmes mots. « Il a mis de côté tout le symbolisme religieux et nationaliste pour se concentrer sur l’être humain. »
Une préoccupation qui n’est pas un intellectualisme petit-bourgeois lorsqu’on vit en Palestine occupée, soumis quotidiennement à l’arbitraire des colons et des soldats israéliens, forcé à des détours insupportables pour entrer ou sortir de son village. Qassam dresse un constat. « Nous vivons une crise politique et nous n’arrivons pas à définir un projet concret. »
Évoquant la guerre à Gaza en 2014, les manifestations de 2015, les attaques au couteau de 2016, les marches du droit au retour en 2018 et évidemment le génocide en cours dans la bande de Gaza et les violences des colons en Cisjordanie, Qassam estime qu’il « existe une crise entre la société civile et l’Autorité palestinienne ». Il est convaincu qu’il faut « retrouver un récit palestinien qui fédère ».

La Palestine par les Palestiniens
C’est sous le regard virtuel de Kanafani que notre confrère élabore alors une plateforme – il avait bien pensé à un blog, mais son projet va au-delà – qui s’appelle Hara 36. Hara, c’est le quartier, comme une cellule ; 36, c’est l’âge de Qassam et celui du poète lorsqu’il est mort. Ce chiffre évoque également la grande révolte arabe de 1936. « Il y avait urgence, précise-t-il. Après le 7 octobre, nous nous sommes rendu compte de façon brutale de la déshumanisation de notre peuple aux yeux du monde, il fallait donc le familiariser avec notre mémoire. Réhumaniser la Palestine, en quelque sorte. »
Pour cette aventure, le trio de base est rejoint par Suhail Taha, doctorant à la Sorbonne sur l’histoire orale de la Palestine depuis la Nakba, et Khalil Batran, comédien, rappeur et ingénieur du son. « L’histoire ne s’arrête pas aux news, tranche Qassam. La vie des gens continue. C’est là que se trouve l’aspect humain de la Palestine. Nous voulons reconstruire le récit des Palestiniens à partir des Palestiniens eux-mêmes. »
D’où la forme de chroniques choisies pour Hara 36. « On passe du temps avec les gens pour qu’ils racontent leur histoire, humaine, pas seulement journalistique. » Il l’assure, « les Palestiniens ne sont ni des héros, ni des terroristes, ni des victimes parfaites ».
Outre l’arabe, les publications se font en français car Qassam et Suhail sont francophones. « Au début de Hara 36, on ne pensait pas à des partenariats, mais, après le 7 octobre, on s’est rendu compte de l’importance des médias alternatifs et qu’il fallait faire partager les récits palestiniens au-delà de la Palestine, donc avec un journal français pour les publier. » Et Qassam de demander faussement ingénu : « Pourquoi pas l’Humanité ? »

Pierre Barbancey
L'Humanité du 06 novembre 2024

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