Le réalisateur franco-italien Piero Usberti s’est rendu par deux fois dans la bande de Gaza en 2018. Comme un journal de rencontres, son film éclaire la jeunesse palestinienne et ses aspirations de liberté, déjouant moult clichés.
En 2018, Piero Usberti a 25 ans et les cheveux plus courts que ceux qu’il porte au festival War on Screen. Il a déjà réalisé un premier documentaire, Un altro giorno, sur la ville de Turin. Une autre destination l’attire depuis des années : Gaza. Le jeune diplômé de philosophie se rend une première fois dans la plus grande prison du monde, durant un mois, grâce à un programme d’échange d’un centre italo-palestinien. Il part ensuite pour deux mois, comme happé par la beauté des lieux et des gens qu’il rencontre. Les images rapportées donnent accès à un passé désormais enseveli. Le montage de Voyage à Gaza s’est terminé le 29 septembre 2023.
Comment est né votre intérêt pour la Palestine ?
Ma famille a déménagé à Sienne quand j’avais 11 ans. Une petite association avait été créée dans la ville pour diffuser la culture palestinienne et faire des rencontres sur la situation politique en Palestine. Mon père a connu les bénévoles. Mon grand frère et moi avons été emportés par tous ces échanges. Un historien a par exemple fait une exposition photographique sur la Palestine avant le projet sioniste : la Palestine à l’époque où les Juifs et les Musulmans cohabitaient de manière exemplaire par rapport aux civilisations européennes. Elle avait été montrée dans tous les lycées de Sienne, y compris dans le mien, et j’avais beaucoup aimé.
D’où votre besoin de vous rendre dans la bande de Gaza ?
Une porte s’est ouverte. Ce voyage faisait sens avec tout cet arrière-plan politique. J’avais surtout une envie de cinéma, d’aller dans cet endroit qui me rendait curieux, dont j’avais beaucoup entendu parler, très connu mondialement et à la fois très peu visité. Tout simplement parce que c’est une prison et que peu de choses en sortent. Mon projet sonnait comme un rêve impossible : donner envie aux spectateurs de voir Gaza de leurs propres yeux. Je souhaitais donc faire un voyage, mais aussi le film de ce voyage : un voyage-film ou un film-voyage. Quand j’ai trouvé le titre au montage, j’ai senti que c’était comme si j’avais trouvé l’essence de ce que je voulais faire depuis le début. Je me suis alors rendu compte que c’était un film intime, de moi en tant que voyageur.
L’humanitaire Sara, le collectionneur de livres Mohanad et la journaliste Jumana… Comment avez-vous rencontré les personnes que vous suivez ?
Sara est la première personne que j’ai rencontrée au centre d’échanges culturels italo-palestinien. On est devenu proche tout de suite. À travers elle, j’ai connu Jumana. Quant à Mohanad, athée et communiste, il a su que je faisais un long métrage sur des jeunes et est venu pour m’aider à faire des entretiens. Je ne savais même pas que j’allais faire un film de personnages. Lui était extrêmement surprenant. C’est vraiment un ami très cher et j’ai tenu à le montrer parce qu’il déjoue les clichés. Comme le dit Sara, tout le monde allait à l’université à Gaza. Le taux de scolarisation est à un très haut niveau dans le monde arabe et ça se sent. Il y a énormément de gens très cultivés, beaucoup de finesse. Peut-être que Mohanad en est le représentant dans le film, mais je tiens à dire qu’il n’est pas une exception.
Combien de fois êtes-vous allé aux manifestations avec eux ?
Je suis allé à deux manifestations différentes. Il y en une dont on voit des bouts au début. La deuxième était assez petite, très originale car constituée principalement de femmes et plus en lien avec l’esprit d’origine de la Grande marche du retour. Sara y allait pour la première fois. Jusqu’à présent, elle était réticente à l’idée d’une telle prise de risque. Par contre, quand on est arrivé là-bas, ça l’a complètement enflammée. Elle est partie devant les snipers israéliens. J’étais avec Jumana et on ne l’a plus vue à un moment, on l’appelait et elle ne répondait pas. Il y avait des morts tout le temps. J’ai eu peur pour elle, pas pour moi. J’étais resté à une certaine distance théorique et ils n’allaient pas me tirer dessus. Ils savaient très bien qui ils visaient. Ils s’amusaient énormément, c’était comme tirer sur des lapins. Ce qui compte pour Israël, que l’information soit démentie ou pas, c’est le succès d’une fake news. Ils disaient par exemple que le Hamas payait les manifestants. Aucune des personnes que j’ai interrogées n’a reçu de l’argent.
Quelles réactions le film provoque-t-il lors des projections ?
Ce qui me fait plaisir, c’est que c’est très intergénérationnel. Des jeunes comme des personnes âgées viennent me parler. Parfois, je dois répondre à des questions insidieuses. Certaines personnes du public ont une fâcheuse tendance à demander le ressenti profond de chaque Palestinien sur l’attaque du 7 octobre. Je les rassure et dis que je ne pense pas qu’ils se réjouissent de massacres. Par contre, politiquement, pour eux, ça a été un moment différent que pour nous. Il y en a marre de devoir justifier les sentiments d’un Palestinien vis-à-vis de la violence de ce qui s’est passé, alors même que ce peuple subit une violence bien supérieure depuis 75 ans. Je ne me considère pas comme un partisan. J’estime qu’il y a des faits historiques. On les juge comme on veut, ce que je fais dans le film, mais ils sont là.
Il s’agit nettement d’un film de point de vue, à ce point personnel que vous posez votre voix sur les images. Comment vous est venue l’idée de mettre une voix off ?
Lorsque j’étais à Gaza avec ma caméra, mon fil rouge était de rencontrer avec des jeunes de mon âge et de les suivre. Je notais sur un carnet des choses qui n’étaient ni dans les images ni dans les sons que j’avais recueillis. Je n’avais pas pour ambition d’ajouter une voix off. C’est arrivé au montage. J’avais l’idée de faire un film d’entretiens, ayant en tête le Joli mai de Chris Marker. Je voyais que je n’allais pas tenir, quelque chose me manquait. J’ai eu une crise. Je pensais abandonner et c’est là que je me suis mis à écrire, un soir, un adieu à ce voyage : c’était le début de la voix off. J’avais besoin d’amener quelque chose de beaucoup plus organique et de plus émotionnel faisant écho aux sentiments et bouleversements que j’avais ressentis. Je souhaitais encadrer les images des funérailles du photographe et caméraman Yasser Murtaja avec un discours pour amener de la poésie. Et puis j’aime beaucoup le rapport cinématographique entre les voix et les images. C’est souvent vu comme une solution de facilité. Peut-être, oui, mais ce n’est pas grave.
Pourquoi l’italien ?
Le français est ma langue maternelle, mais j’écris en italien, c’est plus profond pour moi. J’ai pensé à une version française. J’avais un peu peur que tous ces sous-titres soient lourds. Heureusement, le producteur Arnaud Dommerc m’a détourné de cette idée. Le film a une musicalité que je ne retrouverais pas en français.
Toujours concernant la dimension sonore du film, pourquoi avoir choisi des morceaux de Steve Reich pour le prologue et d’Odetta pour le générique ?
La musique de début est arrivée au moment où j’ai écrit ce texte, à deux doigts de quitter ce que j’avais commencé. Ma mère était en train d’écouter Steve Reich. Le morceau représente une force que j’avais ressentie là-bas, avec ces tambours qui ne s’arrêtent jamais : une force dans la dénonciation et dans la résistance. Je parle de la résilience des Palestiniens. Pour Motherless Child chanté par Odetta, j’écoutais beaucoup cette musique car on l’utilisait dans un spectacle de théâtre monté avec ma mère. J’ai plus hésité à la garder, mais ça faisait sens avec ce sentiment d’exil. J’avais envie de ramener une douceur, après tous les entretiens qui parlent d’événements difficiles. La beauté et la douceur sont les choses qui m’ont le plus choqué, impressionnées et touchées.
Quel format d’images vous semblait-il le plus approprié pour retranscrire ces émotions ?
J’aime beaucoup l’image de la DV. Il y a du grain, un côté brut. Ça rassemble à de la pellicule. C’était déjà plus du cinéma pour moi qu’une caméra très lisse. C’était aussi le seul choix que j’avais : la vieille caméra de mon frère, qui a commencé à faire du cinéma avant moi. Ces images rappellent les cassettes de famille. Au fond, je trouve que ça va aussi avec cette nostalgie qui a mené tout le film et le tournage. Pour moi, c’était important de la transmettre.
Vous avez finalement accumulé 45 heures de rushes. Comment avez-vous procédé au travail de sélection ?
Les personnages présents dans le film sont ceux avec qui j’avais noué un rapport d’amitié. C’est comme quand on se prend de passion pour un acteur sur le tournage d’une fiction, on commence à le montrer plus que les autres. Je voulais rester sur une forme très courte de long métrage, que l’on soit plus sur sa faim que l’inverse. Il y a énormément de personnes que j’ai interrogées et que je n’ai pas pu garder au montage. Par exemple la petite sœur de Sara, Nour, une personne incroyable, est actuellement à Gaza. Elle avait 16 ans à l’époque. Elle voulait faire des études de médecine et a finalement fait des études d’ingénieurs informatiques, qui se sont interrompues le 7 octobre. C’est du matériel que je n’exclus pas de réutiliser dans un prochain film.
Eléonore Houée
L'Humanité du 05 novembre 2024
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