Je n’ai pas été tué, mais trente membres de ma famille élargie l’ont été, dont trois cousins germains. © Marissa Leshnov / Guardian / eyevine / Bureau233 |
Mosab Abu Toha est palestinien et poète. Son recueil, Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, paraît chez Julliard. De passage à Paris, il nous fait part des conditions de son écriture, née de la situation historique atroce de son peuple, qu’il partage, depuis l’enfance, dans sa chair et son âme blessées.
Votre recueil qui paraît ces jours-ci en français revêt d’emblée, par la force des choses, un caractère unique dans la littérature. N’est-ce pas, d’abord, parce qu’il témoigne d’une souffrance vécue dans votre propre chair ?
Ces poèmes parlent de ce qui a eu lieu à Gaza, mais aussi de ce qui est en train de se produire aujourd’hui. Si j’écris sur ma propre vie, j’écris également sur celle de mon entourage. Ce qui arrive aux autres m’arrive aussi. Dans le poème les Blessures, je reviens sur ce raid israélien de janvier 2009 qui a coûté la vie à seize de mes proches.
J’avais 16 ans. J’ai été blessé dans ma chair. J’ai reçu deux éclats d’obus. Les cicatrices sont toujours là. La douleur ne passe pas. Je n’ai pas été tué, mais trente membres de ma famille élargie l’ont été, dont trois cousins germains.
Il est évident que cette expérience terrible endurée par vous-même est celle du peuple palestinien tout entier. Ne dirait-on pas que la poésie, en l’occurrence, est plus puissante dans la dénonciation que le reportage écrit ou filmé ?
La poésie n’est pas qu’un art. Face aux génocides où qu’ils soient, face aux crimes de guerre, face aux crimes contre l’humanité, j’ai le devoir, en tant que Palestinien mais surtout en tant qu’être humain, de témoigner avec mes mots pour mieux révéler la vérité.
Tout ce que vous exprimez dans ce livre est en effet marqué du sceau de la vérité criante, à partir de la vie quotidienne à Gaza sous les bombes. Avez-vous pris des notes au jour le jour ou avez-vous recomposé la réalité après coup ?
J’écris de la poésie, de la prose et des essais. Après le 7 octobre, j’étais à Gaza durant les deux mois qui ont suivi l’attaque. J’en suis parti le 2 décembre. J’ai vu chaque jour mon peuple se faire tuer. J’ai commencé à écrire et à documenter alors même que je fuyais les bombes.
Parfois, je prenais juste mon portable pour filmer mon propre quartier. Je passais ainsi du poème à l’information brute, dans un but similaire. Si j’avais eu plus de temps, j’aurais écrit un essai. Le poème est de l’ordre de l’immédiat. Je m’assois. Je l’écris. C’est facile à poster sur les réseaux, à partager en direct, à faire circuler.
Un quart des poèmes du prochain recueil, Forest of Noise (parution ces jours-ci aux États-Unis – NDLR) ont été écrits à Gaza, entre octobre et décembre 2023. J’y parle de la peur que j’ai pour ma vie et pour la vie de ma famille ; du bombardement de Beit Lahia, où je vivais ; de celui de l’école où j’étais avec mes très proches. Je ne prenais pas de notes. Je n’avais pas le temps.
Toutes les minutes, il y avait un raid, un tir, un bombardement. Sans aucune pose. J’avais tout de même un journal avec moi. J’ai par exemple noté ce qui a eu lieu le soir de mon anniversaire : le nombre d’attaques aériennes, le type de bombes utilisées ce soir-là, les questions de mon fils…
J’ai pris des notes jusqu’à mon enlèvement, le 19 novembre 2023, par l’armée israélienne. Au moment où ils m’ont arrêté, mon cahier était dans mon sac. Ils m’ont obligé à laisser mon sac avec ce fameux cahier. Trois jours plus tard, quand ils m’ont relâché au même check-point, mon sac était toujours là et mon cahier avec. C’est la dernière fois que j’ai pris des notes.
La poésie est-elle, à vos yeux, le plus sûr moyen d’accéder, justement, à la réalité, fût-elle la plus atroce ?
Entièrement d’accord. Plus que toute autre forme artistique ou littéraire, la poésie permet de réfléchir, de façon aiguisée et pure, à l’expérience humaine et aux émotions qui l’accompagnent. Le poète est un être humain qui pense à ce qu’il voit et à ce qu’il ressent. Il n’est pas comme le journaliste qui va parler chiffres, nombre de gens tués… Le poète utilise une manière intrinsèque et profonde pour évoquer ces choses. La poésie donne au lecteur l’envie d’agir.
Un mot sur la bibliothèque Edward-Saïd que vous avez mise sur pied et portée à bout de bras à Gaza et qui, on l’imagine, est aujourd’hui en très mauvais état, voire en ruines ?
Les deux ailes du bâtiment ont été détruites. Celle située au nord de Gaza avait ouvert à l’été 2007. La seconde, au centre de la ville, avait été inaugurée durant l’été 2019. J’avais aussi une bibliothèque chez moi, au nord de Gaza. Elle était riche d’ouvrages du monde entier, certains dédicacés par des amis écrivains. Ces trois bibliothèques sont aujourd’hui anéanties.
Que représente pour vous Mahmoud Darwich ?
Mahmoud Darwich était considéré comme le grand poète national, statut qu’il refusait. Il se voulait poète universel venant de Palestine. Nous avons tous appris ses poèmes par cœur, notamment celui intitulé Je suis un Arabe. Et qui peut oublier cet autre poème de jeunesse, Carte d’identité ? Il était passionnant comme écrivain, mais aussi comme homme. Né avant la création de l’État d’Israël, il a dû fuir au Liban.
Il est rentré clandestinement dans son village natal pour constater qu’il n’y avait plus rien sur place. Sa maison d’enfance avait été détruite. Il y a aussi qu’il a eu des désaccords avec l’Autorité palestinienne quand il était en Palestine et qu’il a été forcé de quitter son pays et de vivre en exil. Il a continué à écrire sur la Palestine depuis l’étranger.
Vous avez fui Gaza après le 7 octobre, vous avez été torturé par l’armée israélienne, vous avez été blessé à l’âge de 16 ans… Il y a de la colère dans votre livre, mais pas de haine, et de l’humour…
L’humour et l’ironie font partie de moi. Tous les Palestiniens ont de l’humour, même quand ils vivent sous les tentes. Beaucoup de blagues circulent. Je suis né dans un camp de réfugiés en 1992. Mes parents aussi. Mes grands-parents ont été expulsés de Jaffa. Ma vie est une suite de déplacements sur mon propre territoire.
Après le 7 octobre, j’ai dû quitter ma maison. J’avais déjà dû partir en 2008-2009, quand j’avais été blessé, puis en 2014, lorsque j’ai été témoin d’un des pires massacres perpétrés sur une école de l’UNRAW, bombardée par l’armée israélienne.
Le 12 octobre 2023, Israël a lâché des tracts sur le nord de Gaza, engageant les habitants à évacuer. Ce que nous avons fait. Nous sommes arrivés au camp de réfugiés de Beit Lahia avec certains de nos proches. Le 14 octobre, la maison d’un des cousins de mon père a été bombardée. Ils ont tué 31 personnes. Le 28 octobre, notre propre maison, de quatre étages, a été soufflée par une bombe.
Il n’en reste plus rien, mis à part, dans les décombres, un tableau noir sur lequel je faisais l’école à mes enfants et une valise, retrouvée quasi intacte. Par bonheur, il n’y avait personne chez nous… Depuis, je ne cesse de revivre ce cauchemar. Que se serait-il passé si nous avions décidé de revenir sur place ?
Personne n’avait prévenu qu’une bombe allait tomber à cet endroit précis. Dans cette maison vivaient quelque trente-sept personnes, dont la moitié composée d’enfants : mes parents, ma sœur, ma femme et mes trois enfants, la famille de mon frère, sa femme enceinte et leurs enfants, mon plus grand frère et ses enfants…
Muriel Steinmetz
L'Humanité du 20 novembre 2024
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