« La France condamne »… mais ne sanctionne pas : vis-à-vis d’Israël, la lâcheté de Paris

 

Benjamin Netanyahu s'entretient avec le président français Emmanuel Macron, à Jérusalem, le 24 octobre 2023. © Photo Christophe Ena / AFP
Emmanuel Macron va profiter du match de football entre les deux pays pour remettre en scène l’amitié franco-israélienne. Si le ton monte à intervalles réguliers entre les deux pays, l’action diplomatique de Paris s’en tient jusqu’ici à la prudence.
Avec l’absence d’Ousmane Dembélé, blessé, Didier Deschamps aurait pu croire son couloir droit affaibli avant de rencontrer Israël. Le sélectionneur de l’équipe de France de football peut se rassurer : il comptera de nombreux renforts à droite, jeudi, dans les tribunes du Stade de France, avec une certaine habileté à la récupération. Emmanuel Macron, Michel Barnier, Valérie Pécresse ou encore Nicolas Sarkozy ont annoncé leur volonté de se rendre à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) pour assister à la rencontre.
Pour le président de la République, qui a enclenché le mouvement dimanche, assister à la rencontre est une manière d’envoyer « un message de fraternité et de solidarité après les actes antisémites intolérables qui ont suivi le match à Amsterdam », le jeudi 7 novembre, ainsi que l’a indiqué son entourage à RTL. Valérie Pécresse, à la tête de la région Île-de-France, s’est pour sa part dite, mercredi sur BFMTV, « bouleversée par les images d’Amsterdam » et a lancé : « La République ne se laisse pas intimider. »
La veille, le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, avait fait siens les mêmes accents martiaux. Invité du journal télévisé de TF1, l’élu de Vendée a promis de ne pas « reculer » ni de se « soumettre » et annoncé un dispositif policier de grande ampleur pour sécuriser la rencontre. En tout, selon le ministre, 4 000 fonctionnaires de police et de gendarmerie seront mobilisés jeudi, dont ceux du Raid, une unité d’élite et d’intervention, ainsi que des agents en civil présents en tribunes.
Le maintien de la rencontre à cette date et dans ce lieu n’était pas une évidence pour l’exécutif. Début septembre, la Belgique avait par exemple choisi de ne pas accueillir l’affiche Belgique-Israël à Bruxelles, jugeant « impossible l’organisation de ce match à très haut risque » dans la capitale. Il avait finalement été joué sur terrain neutre, en Hongrie. Emmanuel Macron a personnellement décidé de faire jouer le match comme prévu, puis d’y assister. Un signal, espère-t-on à l’Élysée, envoyé à une communauté juive qui s’était largement émue de son absence à la marche contre l’antisémitisme organisée le 12 novembre 2023.
Au-delà d’un match de football à l’enjeu sportif dérisoire, l’affaire raconte à elle seule les atermoiements du pouvoir exécutif français dans son approche des enjeux au Proche-Orient, ses tiraillements entre des aspirations multiples – souvent contradictoires – et la résonance intérieure de la moindre initiative diplomatique.
En quelques jours, la France a dû gérer trois crises très différentes en apparence : l’arrestation de deux de ses gendarmes par les autorités israéliennes à Jérusalem, la venue – finalement annulée – d’un ministre israélien d’extrême droite à Paris, et l’organisation de ce match quelques jours après les événements d’Amsterdam.
Les deux premières auraient pu légitimer une réaction forte de Paris, voire une crise diplomatique entre les deux capitales. Priorité a été donnée à la troisième, au nom de l’émoi légitime suscité par les images de violences aux Pays-Bas.
« On mélange tout, déplore la députée écologiste Sabrina Sebaihi, membre de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale. Le débat est devenu si irrationnel sur le Proche-Orient que la moindre position est amalgamée. Et la classe politique est tétanisée, jusqu’au gouvernement. La stratégie qu’adoptent beaucoup, c’est d’en dire le moins possible en public. »

À Jérusalem, un affront mais pas de sanctions
Ainsi l’Élysée s’est-il muré dans le silence après l’interpellation, jeudi à Jérusalem, de deux gendarmes du consulat français par la police israélienne. Les faits, pourtant, n’ont rien de la mésaventure ou de l’erreur diplomatique. Dans les jours qui ont précédé le déplacement du ministre des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, sur place, les autorités israéliennes ont plusieurs fois exprimé à leurs interlocuteurs diplomatiques une position, tranchée : leurs policiers seront présents, y compris au sein du domaine français de l’Éléona.
Malgré le refus du Quai d’Orsay, une fois arrivé sur place, Jean-Noël Barrot constate que des agents israéliens y sont entrés de force, armés et sans autorisation. Les longues tractations sur place n’y changeant rien, le ministre annonce alors à la presse qu’il ne « va pas entrer dans le domaine de l’Éléona », dénonçant une « situation inacceptable ». Mais le pire est encore à venir : une fois la délégation ministérielle partie, deux gendarmes détachés au consulat de Jérusalem sont interpellés, malgré la protection diplomatique dont ils disposent, l’un des deux étant même plaqué au sol par ses homologues israéliens.
L’ambassadeur de France à Tel-Aviv sollicite alors le ministère de l’intérieur israélien, qui accepte de relâcher les deux agents français. « C’est un acte incompréhensible », souffle Jean-Noël Barrot, qui annonce convoquer dans la foulée l’ambassadeur israélien à Paris pour avoir « des explications sur cet incident qui ne doit plus jamais se reproduire ». La crise diplomatique que certains entrevoient alors n’aura finalement pas lieu : la France renonce à faire grand bruit de l’épisode.
Face au directeur de cabinet du ministre, qui l’a reçu mardi matin, l’ambassadeur israélien n’est d’ailleurs pas venu présenter des excuses. Tout juste les deux hommes se sont-ils mis d’accord pour que les ministres s’écrivent afin de clore la séquence. « Des mesures seront mises en place pour garantir que de tels actes ne se reproduiront pas », assure la diplomatie française dans un communiqué.
À bas bruit, toutefois, le Quai d’Orsay démine. « C’est un problème particulier qui ne doit pas occulter tous les sujets sur lesquels on travaille avec le gouvernement israélien », glisse-t-on, où l’on assure que « ce n’était pas spécialement dirigé contre la France ». Fermez le ban.
Depuis un an, c’est le même mécanisme diplomatique qui opère à chaque moment de tension : après une première déclaration offensive, Paris veille immédiatement à éteindre l’incendie et à rappeler son lien d’amitié avec Israël. Emmanuel Macron est devenu un spécialiste de l’exercice, accusant Benyamin Nétanyahou de « semer la barbarie » entre deux de ces nombreux coups de fil durant lesquels il lui redit « l’attachement de la France à la sécurité » de son pays.
Une diplomatie du slalom, dans laquelle l’exécutif voit au contraire « une ligne très claire », à mi-chemin entre le soutien indéfectible des États-Unis et la rupture diplomatique enclenchée par la majorité des pays du monde arabo-musulman. Force est de constater, pourtant, que la stratégie adoptée par la France peine à produire des résultats sur place. Et l’épisode de l’Éléona renforce le sentiment d’une forme de désinvolture d’Israël à l’égard de Paris, dont les protestations ne semblent pas ébranler le gouvernement Nétanyahou.
Les condamnations formelles du Quai d’Orsay s’enchaînent pourtant depuis un an. En voici la dernière en date, formulée mercredi matin par le porte-parole du ministère : « La France condamne les récents propos du ministre des finances israélien Bezalel Smotrich en faveur de l’annexion par Israël de la Cisjordanie. Ces propos sont contraires au droit international et vont à l’encontre des efforts visant une désescalade des tensions régionales. La France rappelle son attachement à la mise en œuvre de la solution à deux États, vivant côte à côte en paix et en sécurité. »
« Fasciste » revendiqué, Bezalel Smotrich était pourtant annoncé comme l’invité de marque d’une soirée organisée par l’association Israël is Forever, proche de l’extrême droite israélienne. Une présence qui a suscité l’indignation de la gauche et des associations de défense des droits humains, dont plusieurs d’entre elles ont annoncé leur volonté de porter plainte contre le ministre israélien pour « complicité de torture ».
« Comment osez-vous accueillir un des visages les plus cruels du génocide à Gaza ? », a demandé Mathilde Panot, présidente du groupe de La France insoumise à l’Assemblée nationale, au premier ministre le 5 novembre.

La France attend, au risque de la complicité
En réponse, Michel Barnier a condamné « les propos irresponsables et inacceptables » de Bezalel Smotrich, assurant qu’il n’y aurait « aucune forme de contact gouvernemental avec lui ». Là encore, toutefois, l’exécutif s’est bien gardé de prendre les décisions réclamées par une partie des oppositions, et notamment l’annulation du gala.
« Condamner, c’est bien, ironise la députée Sabrina Sebaihi, qui lie cet épisode à tous ceux qui l’ont précédé. On condamne les massacres, on condamne la famine, d’accord, mais après ? Au-delà des mots, il n’y a rien de concret. Et ne rien faire, c’est donner un chèque en blanc à Nétanyahou. »
Le gouvernement français, de son côté, met en avant les sanctions prises à l’égard de « vingt-huit colons extrémistes en Cisjordanie », les « mots forts » du chef de l’État ou encore l’action de la diplomatie française dans les instances internationales.
« Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse d’autre ? Bombarder Jérusalem ? », s’emporte un ministre. La reconnaissance de l’État de Palestine, un temps étudiée, est désormais jugée « inopérante à l’instant T » au Quai d’Orsay, où l’on évoque un « fusil à un coup qui ne changera rien à la situation des Palestiniens ». « L’intérêt d’une sanction, c’est de pouvoir la lever si votre interlocuteur change sa position », appuie une source diplomatique.
Conscient de la perte d’influence française dans la région, l’exécutif attend désormais, sans se l’avouer en ces termes, que les grandes puissances de ce monde – dont la France ne fait pas partie – ne fassent évoluer la situation. Ainsi l’élection de Donald Trump a-t-elle été vue comme un potentiel élément de nature à débloquer le conflit : et si, en adepte des transactions en tous genres, le président états-unien réussissait à convaincre Israël de stopper le massacre, en échange, par exemple, de la normalisation qu’il attend depuis si longtemps avec l’Arabie saoudite ?
Emmanuel Macron pense l’hypothèse crédible et tente de placer la France à proximité de ces acteurs, lui qui s’est empressé de féliciter le nouveau président américain après son élection et qui doit rendre visite début décembre à Mohammed ben Salmane, le prince héritier saoudien.
En attendant, donc, pas question de griller la relation bilatérale avec les puissances concernées ; la France pourra incarner, estime-t-on à Paris, une forme d’acteur de médiation à l’heure d’une incertaine résolution du conflit.
Mais, à l’heure où les bombardements meurtriers se poursuivent à Gaza comme au Liban, la position attentiste de la France représente un risque moral et juridique. Professeure de droit à l’université Clermont-Auvergne et vice-présidente de l’association des Juristes pour le respect du droit international (Jurdi), Farah Safi estime que « la France ne respecte pas les obligations du droit international humanitaire », et notamment les conventions de Genève, qui lui « imposent de déployer tous les moyens dont un État dispose pour faire cesser les crimes ».
« Il peut s’agir de négociations, de sanctions, d’initiatives au niveau européen, énumère la professeure. Faire respecter le droit international humanitaire, ça veut dire agir et s’abstenir d’agir. Dénoncer publiquement, rompre les liens, mettre une pression politique. La France ne joue pas son rôle. »

Ilyes Ramdani
Médiapart du 13 novembre 2024

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