Fatima Skaiki au chevet de sa fille Ivana à l'hôpital Geitaoui (Beyrouth, Liban, 26 octobre 2024). © Photo : Rachida El Azzouzi / Mediapart |
Beyrouth (Liban).– Ivana Skaiki pourrait bientôt sortir. Les greffes de peau ont bien pris, se félicitent les médecins à son chevet. Fatima, sa mère, ne veut pas le croire. Elle n’imagine pas son bébé de 21 mois, bandé de la tête aux pieds, si fragile, si affaibli, déjà dehors. Elle voudrait que le séjour se prolonge le plus longtemps possible dans ce cocon vitré au sous-sol de l’hôpital libanais Geitaoui, en plein cœur de Beyrouth.
C’est le service des grands brûlés le plus réputé du Moyen-Orient. Une bulle aseptisée, au niveau − 3, où le personnel, aux petits soins, garantit une médecine de pointe et où le smartphone de Fatima ne capte pas de réseau, accentuant sa sensation d’être coupée du monde et de sa brutalité.
Jour et nuit, elle veille sa fille, grièvement brûlée par les armes israéliennes, la couvre de câlins, de berceuses, de prières. « Heureusement qu’Allah est là », souffle-t-elle, en pointant le doigt vers le plafond de la chambre sous vidéosurveillance. Au mur, une icône religieuse du saint le plus célèbre du Liban auquel l’Église attribue quantité de miracles, le maronite Charbel, et un écran télévisé qui diffuse un dessin animé sans le son.
Allongée sur le lit, bras et jambes écartés, tel un pantin désarticulé, Ivana, regard noir perçant, n’y prête aucune attention. Emmaillotée dans des rouleaux de pansements blancs, à l’exception d’une partie de son visage, d’un bout de tibia, des doigts de pieds et de ceux de la main droite, elle esquisse un sourire puis une grimace de douleur en tentant de gratter ses lèvres asséchées avec son bras. Sa mère, voile marron sur une tunique-pantalon bleue, intime de la photographier : « Montrez ce qu’Israël fait à nos enfants. »
Ivana jouait sur le balcon avec sa grande sœur Rahaf, 7 ans, dans leur maison de Deir Qanoun El Naher, près de Tyr (Sour), au sud du Liban, lorsque – sans avertissement à la population, répète sa mère – un missile a explosé sur un bâtiment tout près, le 23 septembre. Fatima était dans la cuisine, en train de préparer le petit-déjeuner, du pain, du labneh, du thé.
Elle ne se souvient plus précisément de l’enchaînement de la tragédie sinon qu’ils ont échappé à la mort, sauté par la fenêtre, et qu’ils doivent, son mari Mohammad et elle, « remercier Dieu » de leur avoir donné « le pouvoir de sauver » leurs filles. L’un a saisi Rahaf, l’autre Ivana. La maison et la voiture ont été pulvérisées.
Les parents sont indemnes, leur progéniture brûlée au troisième degré, la cadette sur plus de 70 % de la surface du corps, l’aînée au visage et aux mains. Fatima fait défiler sur son téléphone les images de « la belle vie d’avant », les premiers pas des filles, leurs jolies frimousses, leurs anniversaires, leur insouciance, leur innocence, les journées à la rivière, à la mer.
Puis elle montre « le film d’horreur », les peaux noircies, en lambeaux, détruites dans toute leur profondeur, l’épiderme, le derme, l’hypoderme. « Quel crime ont-elles commis pour subir ça ? Ce sont des enfants, pas des combattantes du Hezbollah », martèle-t-elle, abattue par la douleur.
Celle de sa fille est incommensurable. Les médicaments ne parviennent pas toujours à la calmer. Son sommeil est haché. « La brûlure est la plus insupportable des souffrances », a dit un docteur à Fatima. Elle culpabilise de ne pas contribuer au changement des bandages tous les deux jours. Mais elle en est incapable. « C’est comme enlever des pansements sur les ailes d’un papillon. »
Elle est « vidée de l’intérieur » et « apeurée » à l’idée de découvrir l’étendue des plaies. Elle appréhende les infections, les cicatrices, la longue convalescence une fois dehors, alors qu’ils n’ont plus de toit, plus de travail, qu’ils sont déplacés.
Rahaf est avec la grand-mère, réfugiée dans les montagnes du Chouf, au sud-est de Beyrouth. Son mari, qui travaillait dans une menuiserie et n’a « strictement aucun lien avec le Hezbollah », tient-elle à préciser, fait la navette entre ici et là-bas.
Le 23 septembre, la famille a été évacuée vers un hôpital du Chouf. Dès que ce fut possible, Ivana a été transférée dans la capitale, au centre hospitalier universitaire Geitaoui, l’hôpital des grands brûlés de guerre, trente ans d’expertise, d’excellence multidisciplinaire, le seul du genre au Liban et dans la région.
« Des victimes de tous les conflits du Moyen-Orient – Syrie, Irak, Yémen, etc. – se sont réparées ici », rappelle, d’un ton solennel, Naji Abirached, directeur médical du CHU depuis quinze ans.
Cardiologue de métier, formé en France à Paris, rompu « aux grands drames du Liban, tous passés par cet hôpital – la guerre civile, les guerres d’Israël, l’explosion du port de Beyrouth », il n’avait « jamais vu autant de grands brûlés en masse parmi une population civile, dont beaucoup d’enfants, ni une telle sévérité des atteintes, avec des brûlures aux troisième et quatrième degrés, sur plus de 60-70 % de la surface corporelle ».
Pour faire face à l’afflux de victimes, le service a triplé sa capacité. « Nous sommes passés à 25 lits, ils sont constamment pleins, explique le médecin. C’est un défi logistique, médical, humain, financier. Ce sont des patients lourds qui nécessitent des soins de pointe, très précis, très rapprochés, qui ont un coût. Ils vont rester quatre à six semaines, avec parfois un pronostic vital réservé du fait de la surface atteinte, du degré de brûlure. »
Naji Abirached a eu plus d’une occasion d’exercer à l’étranger, « de quitter le bateau qui coule », comme il décrit son pays meurtri, « qui va de catastrophe en catastrophe ». Il a refusé à chaque fois les propositions, encore tout récemment. Ce serait pourtant si confortable sur les plans sécuritaire et financier. « Si on quitte tous le Liban, qui restera pour mener la bataille ? », demande-t-il.
À Geitaoui, un des premiers hôpitaux libanais, presque centenaire, tenu par une congrégation de sœurs maronites, en alerte plan blanc depuis l’attaque des bipeurs du Hezbollah par Israël, le combat est double : l’urgence est de sauver des vies, des peaux et l’unité des grands brûlés sur une ligne de crête tant son fonctionnement est coûteux, de l’ordre de 500 000 dollars mensuels hors honoraires des médecins.
Dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour, l’écrivaine Dominique Eddé - « une amie », salue Naji – lance « l’appel au secours des brûlés », invite tout particulièrement la diaspora à faire des dons à Geitaoui : « Pendant que le Sud brûle, pendant que la Bekaa brûle, c’est tout le Liban qui brûle. C’est sa peau qui est en danger. »
À l’étage de la direction, le tandem aux manettes – une religieuse, sœur Hadia Abi Chebli, qui a impulsé l’unité des grands brûlés, et un chirurgien, le professeur Pierre Yared –, active ses réseaux tous azimuts. L’heure est grave. « On ignore combien de temps on peut tenir le coup », dit sœur Hadia Abi Chebli.
Elle craint la fuite du personnel, « au bord du burn-out », à l’étranger, dans les pays arabes ou en Europe, « pour trouver la sécurité, la stabilité ». « L’État est pratiquement inexistant, explique-t-elle. Ce que nous donne le ministère de la santé est symbolique par rapport aux besoins réels. Nous ne vivons que par notre propre effort. Tous les dons sont les bienvenus. »
« La communauté internationale se fout du Liban, renchérit Pierre Yared. On a bien un projet avec le ministère des affaires étrangères français mais on attend qu’il se concrétise comme la conférence humanitaire du président français. Des millions d’euros d’aides ont été promis mais, jusqu’à maintenant, nous n’avons rien reçu. »
Il énumère les crises, « dramatiques et extraordinaires » : la dévaluation de la livre libanaise, passée de 1 500 à 90 000 pour un dollar, la chute du produit intérieur brut national de près de 70 %, la faillite des banques, le chômage, la pauvreté, l’exode des cerveaux, l’explosion du port qui a dévasté une partie de la ville et de l’hôpital, qu’il a fallu reconstruire en pleine pandémie de covid-19. Et puis la guerre entre Israël et le mouvement chiite libanais, une guerre limitée au Sud et à la plaine de la Bekaa, devenue « une guerre contre le Liban ».
Il s’avoue « épuisé, physiquement, moralement, émotionnellement », comme son peuple, comme les soignant·es. « On en a marre de la guerre, on la subit depuis 1973. » Sœur Hadia Ali Chebli a demandé aux nutritionnistes de veiller à ce que l’équipe du service des grands brûlés ait à manger et une pause d’au moins une heure.
La veille, ils ont reçu la visite des représentants des compagnies d’assurance privées. « Les Libanais n’arrivent plus à payer leur cotisation. Ça va se répercuter d’une façon négative sur les hôpitaux, le cash flow des assurances va baisser, ce qui impactera le nôtre, déjà impacté par la baisse de l’activité régulière de plus de 30 %. »
À chaque fois qu’un grand brûlé doit sortir, les familles supplient l’administration de le garder encore. « On garde une femme qui a perdu son mari et sa maison, le temps de lui trouver un abri, cite Naji Abirached. On a aussi un homme brûlé à plus de 70 % avec une trachéotomie, quasiment dans le coma. Il a besoin de soins chroniques mais aucun hôpital ne veut prendre le relais. »
À Geitaoui, « on réalise des choses extraordinaires avec rien », résume Tony Zeatair, cadre de soins supérieur et ancien responsable de l’unité covid transformée en annexe du service des grands brûlés. Avec son nom, on le prend souvent pour un chiite, dit-il, mais il est chrétien. Dans la foi, il a trouvé la force de se relever après l’explosion du port de Beyrouth qui a failli lui coûter la vie.
« J’étais au deuxième étage, en train de dissuader un collègue de s’exiler en Irak, quand le 4 août 2020, vers 18 heures, trois portes me sont tombées dessus. J’ai perdu connaissance et quand j’ai rouvert les yeux, il y avait du sang partout. J’ai cru que c’était une attaque israélienne », raconte-t-il, depuis le huitième étage d’où l’on voit le port à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau. Sa femme, infirmière et alors enceinte, n’a eu qu’une égratignure. Ils ont aujourd’hui trois enfants.
Ce matin d’octobre, il prépare sa tournée dans les services, doit passer voir Jinane, 49 ans, brûlée à 35 % de sa surface corporelle. D’abord soignée dans un hôpital du Sud, où la situation est « catastrophique », elle a été transférée à Geitaoui.
Elle a perdu ses deux filles, des jumelles, mortes dans le bombardement de leur maison, ainsi qu’une partie de l’audition, la mobilité de son bras gauche fracturé. Il est maintenu par une broche car on ne peut pas opérer tant que la peau n’est pas guérie. Son mari est à son chevet. Il est sain et sauf ; il était venu à Beyrouth inscrire les filles à l’université.
Elle murmure : « Nous ne sommes pas du Hezbollah, nous ne sommes que des civils », demande « pourquoi elle est vivante et pas ses princesses ». Elle souhaiterait aussi voir dans un miroir ce que les armes israéliennes ont fait à son visage.
Son mari ne sait pas quoi répondre. « Le traumatisme psychologique est souvent plus grave que le traumatisme physique pour un grand brûlé, confie Tony Zeatair. Il faut se reconnaître et s’accepter après la brûlure. »
Au niveau − 3, une mère, enveloppée dans un large tchador noir, est inconsolable. Elle crie de douleur et de colère. Ses filles l’entourent. Un agent de sécurité est convoqué. Elle vient voir son fils de 21 ans, un étudiant en médecine proche du coma, si gravement brûlé par un bombardement qu’il est méconnaissable.
Tandis que les femmes avaient fui le village familial au sud du Liban, il était resté à la maison avec son frère de 19 ans, qui lui n’a pas survécu. « Israël ment. Ils n’étaient pas des combattants du Hezbollah. Ils étaient mes enfants. »
Dans la chambre d’à côté, Ivana Skaiki pleure de plus en plus fort. Sa mère Fatima ne sait plus comment l’apaiser. Elle lui met dans la bouche une chips de pomme de terre. Sa gourmandise préférée avec les biscuits au chocolat.
Rachida El Azzouzi
Médiapart du 02 novembre 2024
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