"Quand on a peur, on perd la vue." (Nouvelle)
Par Roland RICHA.Il suffit à Mounir de traverser la rue et parcourir une centaine de mètres pour atteindre la maison de ses cousins. Cela fait bien plus d’une semaine qu’il ne les a pas vus. Jamais un couvre-feu n’a duré aussi longtemps. D’ordinaire, il est levé pour quelques heures tous les deux ou trois jours. Ce qui permet de faire ses courses, de se rencontrer, d’échanger des informations … de se rassurer.
Cette fois, c’est différent. L'armée d’occupation a décidé d'agir autrement. Une nouvelle épreuve pour la population après l’embuscade tendue par la résistance et qui a coûté la vie à trois soldats.
Aucun résistant n’a été pris. Tous se sont évanouis dans la nuit, disparus comme des fantômes et la population doit payer.
Il faut signifier aux habitants de la ville et d'au-delà que ce genre d’action est strictement interdit et que le prix à payer est extrêmement élevé.
Les deux maisons d’où sont partis les tirs ont d’ailleurs été rasées le lendemain. Les familles qui y logeaient s’en étaient douté et les avaient évacuées la nuit même. Elles n’ont eu aucun mal à trouver refuge avec l’aide active du Comité de quartier.
Mounir a refermé derrière lui la porte après avoir bien vérifié que la rue était déserte. Le dos plaqué au mur, il avance jusqu’au croisement et s’accroupit. Il examine les hauteurs des maisons qui donnent sur la place et s’assure que personne, aucun soldat ne s’y trouve. Et comme pour une épreuve de course, il s’élance à toute vitesse vers le trottoir d'en face.
Un balle, puis une deuxième l’épargnent mais la troisième l’atteint à la nuque.
Le sol se dérobe sous ses pieds et l'enfant s’écroule.
Une tâche de sang s’élargit à vue d’œil à proximité de la tête de l’enfant allongé. Il respire encore. Il reste immobile.
Au claquement de la fusillade, les volets d’une fenêtre s’ouvrent à hauteur du corps. Quelques secondes après, une porte s’ouvre à son tour. Une femme sort la tête. De ses yeux effarés elle fixe l’enfant blessé. Elle scrute les alentours du voisinage immédiat. Elle se décide. Elle se précipite vers Mounir.
Une balle retentit qui l’atteint en haut de l’épaule droit. Le temps de s’allonger à côté de l’enfant. Ils ont leurs visages, l’un contre l’autre. Ils se regardent. Leurs respirations s’entrecroisent. Leurs haleines se pénètrent.
- Ne bouge pas.
- Qui est là?
- C’est moi, Hamida. Je vais te sortir de là.
Mounir a du mal à parler. Son regard est vague. Elle devine qu’il ne la voit pas. Il a perdu la vue.
- Qu’ai-je fait de mal?
- Aucun. Tais-toi. Ne dis plus rien.
- Quelqu’un nous entend?
- Chut !
Elle a les larmes aux yeux. Elle ne sent pas sa blessure. Elle ne sait pas comment faire pour s’extirper de ce piège mortel. Elle enveloppe l’enfant de ses longs bras.
Un silence étourdissant couvre la rue. Les secondes semblent des éternités.
Soudain, un bruit de moteur. Un char pointe vers eux. Elle comprend qu’ils sont cernés.
L’engin d’acier avance inexorablement dans leur direction. Les chenilles de la machine de guerre grincent et assourdissent l’atmosphère. Le sol vibre pareil que lors d’un tremblement de terre. La rue est étroite. Le char mord des deux côtés sur les trottoirs. La femme comprend qu’il faut absolument déplacer l’enfant. Elle l’empoigne de toutes ses forces et fait un tonneau sur elle-même du côté du seuil de la maison.
- Je ne vois rien. C’est tout noir.
- C’est la peur. Quand on a peur, on perd la vue.
- Mais je n’ai pas peur !
Il veut relever la tête. Elle l’en empêche fermement de la main avec laquelle elle lui obstrue sa blessure pour arrêter l’hémorragie. Il perd toujours beaucoup sang. Ils en sont recouverts tous les deux. Lui, de sa tête. Elle, de son épaule. Leurs sangs se sont mélangés.
- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je sais que tu n’as pas peur.
Elle se sent toute maladroite. Elle regrette ce qu’elle a dit. Elle le sert fort contre elle et pleure abondamment.
Le char avance toujours.
- Je n’ai pas peur et je vois …
- Je sais.
- Je vois le ciel bleu, le soleil, les arbres, l’école … je n’ai pas p…
Il ne termine pas sa phrase. Ses yeux sont grands ouverts et sa tête penche de côté. Tout son corps se relâche.
Elle l’appelle. Elle crie :
- Mounir, Mounir, Mounir …..
Mounir n’entendra plus personne. Il ne répondra plus à personne.
Hamida a compris.
Sa voix s’étrangle. Ses lèvres tremblent. Ses yeux sont inondés. Sa tête est un fourneau de colère et de révolte.
Le char est tout près.
D’un dernier effort, elle s’empare du corps de l’enfant et se redresse. Elle est à présent debout, le dos au mur et Mounir dans ses bras. Elle ne sent plus sa blessure à l’épaule. Elle ne sent plus rien. Elle n’entend plus rien. Pas même la machine infernale qui passe devant elle.
Elle la laisse passer et se décide à la suivre, tout en portant le corps de l’enfant.
A présent, elle crie, elle hurle …
- Assassins ! … Assassins ! … Assassins ! …
La machine va vite et il lui faut courir pour rester juste derrière.
- Je vous laisse son corps. Gardez-le. Qu’il hante vos consciences jours et nuits tout le long de votre vie !
Elle continue :
- Assassins ! … Assassins ! … Assassins ! …
D’un ultime effort, elle jette le corps de l'enfant à l’arrière du char.
Elle s’arrête. Brutalement vidée de sa colère, de sa révolte, de tous ses sentiments et sensations. Elle fixe ses mains rouges entachées par le sang de l’enfant et les porte au visage pour essuyer ses larmes.
Elle est debout, en plein milieu de la rue.
Devant elle, le char s’éloigne, emportant le corps de Mounir. Au carrefour, il tourne à droite et disparaît.
Hamida reste seule. Elle est en plein point de mire.
Une détonation, un sifflement… une balle lui perce le front. En plein milieu.
Elle s’écroule.
La rue redevient déserte.
Le silence est parfait. Il pleut. L'eau qui ruisselle mélange dans la boue le sang de Mounir et de Hamida, comme pour l’éterniser dans la mémoire de cette terre retournée par les chenilles de la machine de l’occupant.
Extrait de "Quand on a peur, on perd la vue." - Série de nouvelles écrites et publiées en 2005.
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