Au Liban, la guerre plonge dans l’effroi des migrants vulnérables

 

Un hangar où sont relogées temporairement 150 travailleuses domestiques sierra-léonaises, à Hazmieh (Liban), le 15 octobre 2024. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »
Des migrants venus des Philippines, du Sri Lanka, du Soudan du Sud ou de la Sierra Leone ont été contraints de fuir leur logement dans des zones exposées, ou abandonnés par leurs employeurs. Ils ont peu de solutions pour se mettre à l’abri ou quitter le Liban.
Des cris d’enfants résonnent dans les étages au-dessus de l’église Saint-Joseph, dans le quartier d’Achrafiyé, à Beyrouth. Dans une salle, des matelas sont installés au sol. Le bâtiment, qui appartient aux jésuites, est devenu un refuge pour des migrants pris au piège de l’offensive israélienne lancée sur le Liban, le 23 septembre, après un an de guerre de basse intensité, à la frontière, entre le Hezbollah et l’armée de l’Etat hébreu.

Quelque 160 000 migrants, dont 65 % de femmes, ont été répertoriés au Liban, en 2023, par l’Office international des migrations des Nations unies. Ils vivaient soit dans les maisons de leurs employeurs, dans un système de dépendance (la kafala), soit de leur côté, en ayant souvent perdu leur statut légal, dans des quartiers pauvres. Les faubourgs de la banlieue sud de Beyrouth – vaste zone résidentielle et fief du Hezbollah –, lourdement pilonnée, offraient avant la guerre un logement peu coûteux. Une partie de ces travailleurs étrangers ont été contraints de fuir leur domicile dans les zones exposées, ou ont été abandonnés par leurs employeurs. Le quotidien a été bouleversé, de façon fulgurante.

« La guerre a tout brisé »
Du jour au lendemain, les jésuites ont vu affluer des migrants en quête de sécurité. Plus de soixante-dix hommes et femmes – dont des familles avec enfants –, originaires d’Afrique et d’Asie, sont accueillis dans la bâtisse. « J’aimais notre vie à Nabatiyé, dans le Sud. La guerre a tout brisé. Nous avons fui des bombardements effrayants. J’ai si peur pour l’enfant que je porte », murmure Malaz (qui, comme la plupart des personnes citées, n’a pas souhaité donner son nom), une Soudanaise de 28 ans, enceinte de huit mois.

Les larmes coulent sur son visage. Le son épuisant d’un drone israélien – les engins de surveillance ne lâchent pas le ciel de Beyrouth – déchire le silence. « J’avais mon propre logement, dans la banlieue sud. Là-bas, c’est peur et danger. Je travaillais comme nounou et femme de ménage chez une famille en journée, mais eux aussi sont déplacés à cause des bombardements. Je n’ai plus de travail. Je n’ai qu’ici où rester », décrit Patimat, Sri-Lankaise de 50 ans, qui s’exprime dans un mauvais arabe.

« D’ordinaire, la communauté migrante – venue des Philippines, du Sri Lanka, du Soudan du Sud… – trouve un espace dans notre paroisse, le dimanche. Nous avons ouvert un abri d’urgence [pour ces travailleurs étrangers], parce qu’ils ne sont pas inclus dans la réponse du gouvernement aux déplacés », explique Michael Petro, directeur de projet au Service jésuite des réfugiés (JRS). Les autorités privilégient les Libanais dans les écoles publiques transformées en abri, saturées. Selon Beyrouth, la guerre a fait 1,2 million de déplacés.

Michael Petro a vu arriver, parmi les migrants en fuite, « une famille soudanaise dont le père travaille à Nabatiyé. Son employeur lui a dit : “Je vais en Syrie, reste ici !” Les bombes tombaient. Tout le monde fuyait. Sa femme était sur le point d’accoucher. Le bébé est né, et ils sont venus ici. D’autres femmes ont été abandonnées dans la rue par leur employeur en fuite. L’abandon, c’est une réalité ». Un second abri tenu par le JRS, tenu secret, a été ouvert pour des femmes en grande vulnérabilité.

L’avenir est devenu flou. « Avec mon mari, Abdelaziz [également originaire de Khartoum], qui travaillait comme concierge, nous ne pouvons pas rentrer au Soudan : c’est la guerre aussi là-bas », s’inquiète Malaz. « Je voudrais repartir au Sri-Lanka, mais je n’ai pas d’argent », s’émeut Patimat, mère de deux jeunes adultes qui ont grandi sans elle. Elle n’a plus de papiers en règle au Liban.

« Je veux rentrer chez moi, en Sierra Leone. Mes enfants m’appellent, ils pleurent, ils savent qu’il y a la guerre au Liban. Pourvu que quelqu’un m’aide à voyager !  », dit en écho Elizabeth, 31 ans. Elle s’est réfugiée dans un tout autre endroit : un hangar décati, à Hazmieh, une localité attenante à Beyrouth, préservée mais proche de la banlieue sud. Une poignée de jeunes Libanais se sont fait prêter cet espace et l’ont aménagé, grâce à des donations. Quelque 150 femmes, des Sierra-Léonaises, s’y abritent. L’électricité a été branchée, une cuisine installée, les toilettes réparées. « On réagit, parce que personne ne le fait, et que si on ne le fait pas, ces femmes sont à la rue ! », s’exclame Dea Hage-Chahine, l’une des volontaires, en blâmant les agences de l’ONU. Elle a entamé des démarches pour faciliter le rapatriement des migrantes désireuses de rentrer dans leur pays.

« Le patron a préféré fermer »
Dans le principal espace de vie, une femme tresse les cheveux d’une amie. Une autre serre une poupée dans ses bras, comme si elle la berçait. Elizabeth, arrivée au Liban il y a seize mois, déroule en anglais le fil des dernières semaines. « Je ne sais pas dans quelle région je vivais, chez mes employeurs, assure-t-elle – ou peut-être ne veut-elle pas le dire. Quand la guerre a commencé, ils m’ont dit qu’ils partaient à Dubaï, que je devais aller chez mes amies – à Jnah [un quartier attenant à la banlieue sud]. Mais là-bas, il y avait les bombardements. On s’est toutes enfuies. »

Dans le coin cuisine, des déplacées s’affairent devant des marmites. Un petit groupe de femmes portant l’uniforme gris d’une société de nettoyage rentre de leur journée de travail vers le hangar, fourbues, et se servent une assiette. Fatima, 27 ans, mère de deux enfants en Sierra Leone, a perdu soudainement son lieu de vie et son précédent emploi dans un restaurant, sur la côte, au nord de Beyrouth. « Le patron a préféré fermer de crainte que la situation n’empire, même si nous étions dans une région calme. Il est parti à Dubaï, m’a dit qu’il me rappellerait quand les choses s’arrangeraient, et m’a trouvé ce nouveau job dans le nettoyage. »

Fatima a dormi trois nuits sur la plage de Ramlet El-Baïda, en bordure de la capitale, après les violents bombardements israéliens le 27 septembre sur la banlieue sud, qui ont tué Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. « J’avais tellement peur. Je ne suis pas dans mon pays. Cet homme m’a secourue et mise à l’abri ici », dit-elle, en montrant un volontaire, Nasri Sayegh, qui a sillonné Beyrouth pour venir en aide aux déplacés. Sensible au sort des migrantes, « les invisibles », cet artiste et écrivain dit vivre dans la « sidération totale » ces jours de guerre. Fatima n’a pas encore décidé de partir : « J’ai besoin de nourrir mes deux enfants restés au pays. Si la guerre ne s’aggrave pas, je resterai. »

Par Laure Stephan
Le Monde du 31 octobre 2024

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