Quatre portraits des membres de la famille Al-Moqdod dans le quartier de Jnah, dans la banlieue sud de Beyrouth, le 31 octobre 2024. © Photo Nissim Gasteli pour Mediapart |
Beyrouth (Liban).– Six portraits des membres de la famille al-Moqdod flottent, comme suspendus au fil du temps, au-dessus d’une petite ruelle qui s’enfonce dans le quartier populaire de Jnah, dans la banlieue du sud de Beyrouth. Celui du petit Ali, garçon au tee-shirt blanc, short en jean, qui pose le pouce en l’air devant un arbre feuillu. Ceux de jeunes filles, Céline, vêtue d’une robe rose et d’une couronne dans les cheveux, Fatima et Sila, une fleur chacune au coin de l’oreille, et Zeineb, au sourire amusé.
Au centre, Mona, plus âgée, a le regard serein. Six visages tendres qui semblent défier l’étendue de dévastation qui s’ouvre devant elles et lui, là où jadis se tenait leur immeuble ; là où précisément ils ont été tué·es par un bombardement israélien, dans la soirée du lundi 21 octobre.
Il était presque 10 heures lorsque l’explosion a éventré le lotissement. Hussein al-Moqdod, membre de la famille et voisin, peine à trouver ses mots pour décrire la tragédie. « Un, deux, trois, quatre, cinq », dit-il, l’air hagard, en tentant de se souvenir, deux semaines après les faits, du nombre de bâtisses détruites dont il ne reste que des blocs de ciment concassés et des ronds à béton entremêlés.
« C’étaient des maisons rien de plus normales. Avec des habitants rien de plus normaux. Des femmes, des enfants. Des Soudanais, des Syriens. Des gens qui n’ont rien à voir avec la guerre », se désole-t-il, la voix lourde. Dix-huit personnes ont été tuées, dont quatre enfants, et soixante blessées, selon un bilan du ministère libanais de la santé, s’ajoutant à la longue liste des victimes des attaques israéliennes au Liban depuis le 8 octobre 2023 : 3 445 personnes tuées, dont 666 femmes et 223 enfants, et plus de 14 000 blessées.
Contactée, l’armée israélienne affirme avoir « frappé un site terroriste du Hezbollah situé près de l’hôpital universitaire Rafic-Hariri à Beyrouth », précisant que « la frappe n’a pas endommagé l’hôpital ». Une affirmation fausse, comme Mediapart a pu le vérifier indépendamment sur place : sa façade sud a été endommagée et ses vitres ont été soufflées.
Les massacres succèdent aux massacres
Par ailleurs, sur le site du bombardement, rien n’indique une quelconque présence d’équipement militaire ou de combattants. Le paysage n’y est que cendres et poussière, et, au milieu des ruines, on ne distingue que des bribes de vie : ici, des vêtements, une couverture, un oreiller déchiqueté ; plus loin, une boîte de conserve et les restes d’un ventilateur.
Dans les immeubles alentour, gravement endommagés, dont certains, éventrés, attendent de s’effondrer, Hussein al-Moqdod pousse porte après porte pour montrer des logements figés dans le temps depuis qu’ils ont été abandonnés par leurs habitant·es après le bombardement. « Est-ce qu’on dirait une base du Hezbollah ? », demande-t-il, en pénétrant dans le salon de l’appartement de son frère, meublé d’un modeste canapé, d’une table basse, de deux fauteuils, sur lesquels le toit s’est effondré.
Au cours des dernières semaines, les massacres se suivent et se ressemblent : vingt-quatre morts à Aïto dans le nord du pays, le 14 octobre ; seize morts à Nabatieh deux jours plus tard, parmi lesquels le maire de la ville et des secouristes ; trente-cinq morts à Barja, sur le littoral du Chouf, le 6 novembre ; vingt-sept morts près de Byblos, dont sept enfants, le 10 novembre ; quatorze morts à Aïn Yaacoub, dans la région de l’Akkar, le lendemain... Chaque fois, le scénario est le même : Israël frappe une maison, un immeuble d’habitation ou un bâtiment public, sans avertissement, tuant des civils.
L’État hébreu dit prendre « toutes les mesures possibles pour minimiser les dommages causés aux civils » au cours de ses opérations, une affirmation qui ne convainc pas Aya Majzoub, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International. « Des frappes sur lesquelles nous avons enquêté, nous avons conclu qu’Israël lance des attaques indiscriminées, sans distinction entre civils et combattants, et parfois des attaques directement contre les civils, cingle la chercheuse. Chaque cas doit être étudié précisément. Si les frappes ne respectent pas le droit international humanitaire, elles sont illégales et relèvent donc de crimes de guerre. »
Le système de santé bombardé
Les « avertissements », envoyés parfois en pleine nuit à la population libanaise par l’armée israélienne avant certaines attaques, sans être pour autant systématiques, sont décrits comme « trompeurs et inadéquats » par Amnesty International, qui précise qu’ils ne dispensent pas Israël de ses obligations de « ne jamais cibler les civils ». Pas plus que « la présence d’objectifs militaires à un endroit particulier ne dispense l’armée israélienne de son obligation, en vertu du droit international humanitaire, de respecter les principes de distinction [entre les objectifs militaires et des cibles civiles – ndlr] et de proportionnalité », ajoute Aya Majzoub.
Dans les hôpitaux libanais, l’afflux de civils, grièvement blessés, laisse les médecins désemparés. « Les patients qui nous arrivent sont des gens normaux », observe le docteur Omar Mneimneh. « Ce sont des civils, des personnes âgées, des hommes, des femmes et des enfants de parfois 8 ou 9 ans. Avec de graves plaies et brûlures aux mains, au visage, aux membres. Ils vont être affectés toute leur vie », poursuit-il, devant l’entrée de l’hôpital Sahel, à Ghobeiry, où il exerce. Face à l’afflux de cadavres, le personnel a été contraint de mettre en place un circuit direct vers la black zone, la morgue.
Dans les couloirs du bâtiment de huit étages, il n’y a plus que les courants d’air qui vont et viennent. Sur son compte du réseau social X, l’armée israélienne a publié une vidéo, le 22 octobre, accusant l’hôpital d’abriter dans ses sous-sols « l’infrastructure financière centrale » du Hezbollah. Ce jour-là, le bâtiment a dû évacuer tous les patient·es, par crainte d’être bombardé.
Mediapart n’a trouvé la trace d’aucun tunnel ni de cache sous l’hôpital lors d’une visite sur place. Mais pour le personnel, le mal est fait. « Désormais, nous ne recevons que des urgences et quelques patients pour des dialyses et des chimiothérapies car depuis les menaces d’Israël nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir beaucoup de personnes au cas où nous devrions évacuer à nouveau », regrette Omar Mneimneh.
Bien qu’il soit protégé par le droit international humanitaire, le système de santé paye lui aussi un lourd tribut depuis le début de la guerre. Israël a frappé à plusieurs reprises des ambulances et des infrastructures, accusant le Hezbollah de s’en servir pour transporter des armes et des combattants, sans jamais en apporter la preuve.
Au moins 179 travailleurs du secteur ont ainsi été tués et plus de 300 ont été blessés, selon le ministère de la santé. Par ailleurs, huit établissements ont été mis hors service et vingt-huit autres ont subi d’importants dégâts. Ces attaques sont décrites par Human Rights Watch comme des « crimes de guerre apparents », dans un rapport paru le 30 octobre.
Des journalistes visés
Les journalistes, également protégé·es par des traités internationaux, sont pris·es pour cible. Tôt le 25 octobre, le caméraman Ghassan Najjar et son technicien Mohammed Reda, employés par la chaîne d’information pro-Iran Al-Mayadeen, basée à Beyrouth, ainsi que le journaliste Wissam Qassem, de la télévision du Hezbollah Al-Manar, ont été tués par une bombe israélienne qui a pulvérisé leur chalet dans un complexe hôtelier à Hasbaya, au pied du mont Hermon, non loin de la ligne de démarcation qui sépare les deux pays.
L’attaque a eu lieu en pleine nuit, à environ 3 h 30, alors que les dix-huit journalistes présents sur place dormaient. Comme ses collègues qui réalisaient des directs télévisés depuis les collines proches de la frontière, Yumna Fawaz, journaliste pour la chaîne libanaise Murr Television (MTV), grande reporter expérimentée qui a parcouru les terrains de guerre au Yémen, en Irak et en Syrie, avait choisi cet enchevêtrement de chalets pour dormir car l’endroit était considéré comme « sûr » malgré « sa proximité avec la ligne de front », explique-t-elle. « Hasbaya n’avait jamais été bombardé avant. C’est un village druze, que les habitants n’ont pas évacué. »
Le plafond de la maisonnette où logeait son équipe s’est effondré, raconte la journaliste, le cou enfermé par une minerve, assise sur le canapé de son appartement de Beyrouth. La journaliste a aussi été blessée au bras, aux jambes et à la tête. Pour elle, aucun doute, « c’est une attaque délibérée ». « C’est un message à tous les journalistes, ils ne veulent pas que nous documentions ce que [l’armée israélienne fait] au Liban », s’insurge-t-elle.
L’armée israélienne dit avoir « frappé une cible contrôlée par le Hezbollah d’où les agents de l’organisation ont agi », précisant que ces derniers « se trouvaient dans le bâtiment ». Une affirmation fausse, selon les témoignages récoltés par Reporters sans frontières (RSF). « Selon tous les éléments, c’est une frappe qui a directement visé des journalistes, tranche Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient à RSF. Il s’agit d’une frappe ciblée, il n’y avait pas d’autres frappes dans la zone à ce moment-là. Et lorsqu’on parle de ciblage de journalistes, on parle de crimes de guerre. »
Cinq enquêtes indépendantes ont déjà conclu que sept journalistes ont été pris délibérément pour cible par un tir d’un char israélien, le 13 octobre 2023 à proximité d’Alma El-Chaab (sud), alors qu’ils étaient parfaitement identifiables. Le photojournaliste de Reuters Issam Abdallah a été tué et sa collègue de l’Agence France-Presse a été grièvement blessée.
Au Liban, la liste des potentiels crimes de guerre commis par l’armée israélienne s’allonge de jour en jour sans que rien ne semble y mettre un frein. Depuis plus d’un an, des organisations non gouvernementales et internationales alertent déjà sur le processus génocidaire conduit par la même armée à Gaza.
Nissim Gasteli
Médiapart du 18 novembre 2024
"Je me suis rendu dans la banlieue sud de Beyrouth. Dans la matinée du 31 octobre, j’ai rencontré des survivants de la frappe qui a tué dix-huit personnes dans le quartier de Jnah, dix jours plus tôt. Le même jour, j’ai visité l’hôpital Sahel, y compris ses sous-sols, accompagné du docteur Omar Mneimneh, pour vérifier les accusations d’Israël qui affirme que le bâtiment dissimule des couloirs vers une cache du Hezbollah. Je n’ai pu trouver aucun élément laissant penser que ces accusations sont vraies." ( Nissim Gasteli )
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