En Cisjordanie occupée, les gigantesques routes israéliennes ouvrent depuis longtemps la voie à une annexion de facto et favorisent la colonisation. Depuis le 7 octobre, les colons construisent routes et avant-postes illégaux à un rythme sans précédent.
Al Za’im, Huwara, Har Brakha et Khallet Sakarya (Cisjordanie occupée).– Autrefois, Saleh Mahmoud venait tous les jours sur la terre de sa famille. Ce Palestinien de 69 ans descendait d’Issawiya, où il habite, crapahutait une centaine de mètres à travers champs jusqu’aux oliviers en contrebas et passait quelques heures sur place. Mais depuis janvier 2019, lorsque Israël a inauguré la route 4370 reliant Jérusalem aux colonies israéliennes du sud de la Cisjordanie, l’axe de béton a littéralement coupé l’accès direct à sa terre. Un long mur jouxte l’autoroute, et les flots de voitures ne se mélangent pas. D’un côté, les Israéliens, de l’autre, les Palestiniens. Ces derniers l’appellent « la route de l’apartheid ».
Saleh Mahmoud prend le temps d’expliquer comment est né leur isolement. Comment ils se sont battus, en vain, pour faire modifier le tracé de la route et quels chemins détournés ils sont désormais obligés d’emprunter – en voiture – pour se rendre sur leur champ. Il raconte comment le village d’Al Za’im, où se trouve sa terre, est cerné par les colonies et les implantations sauvages, coincé entre plusieurs ponts. « La logique des Israéliens, c’est de tout prendre. Surtout ce qui est à proximité de Jérusalem », confie, las, le vieil homme à la barbe grisonnante en haussant les épaules.
Depuis des années, la question des axes routiers est cruciale dans l’accélération de la colonisation israélienne. Çà et là, quelques affiches publicitaires vantent – en hébreu – la future construction d’immeubles ultramodernes dans les colonies, et sur les bas-côtés, du nord au sud de la Cisjordanie, des bulldozers dévorent les montagnes et creusent des tunnels.
Le gouvernement israélien a engagé depuis 2015 la construction de 107 kilomètres de nouvelles routes et l’extension de 230 kilomètres de voies existantes pour les prochaines années. « Ces routes relient les colonies entre elles et les rapprochent en temps de trajet des villes israéliennes, une manière d’attirer davantage de population », explique Dror Etkes, fondateur de Kerem Navot, expert de la politique de la colonisation. « Ce sont aussi des barrières infranchissables pour les Palestiniens. » Un quadrillage des terres palestiniennes, en somme, qui répond à une véritable logique de ségrégation et à la volonté de briser toute continuité territoriale pour un hypothétique État palestinien.
Le Luna Park est désormais silencieux
Les Palestinien·nes n’ont d’autre choix que de s’adapter. « Il suffit d’entendre des chauffeurs de taxi palestiniens parler entre eux, confirme Mahmoud Muna, écrivain et militant palestinien de Jérusalem. Même leur vocabulaire a changé ces dernières années. Avant, ils se donnaient les itinéraires en parlant des villages palestiniens. Maintenant, vous les entendrez parler des noms des colonies pour se conseiller des trajets. »
Ces axes contraignent aussi toute possibilité de développement des enclaves palestiniennes. Du moins, quand ils n’impliquent pas la démolition des infrastructures déjà existantes. « Nous savions que le gouvernement travaillait sur cette route de contournement de Huwara pour les colons. Mais je ne m’attendais pas à ce que le Cogat [un organe du ministère israélien de la défense – ndlr] vienne toquer à ma porte avec un avis me demandant de vider et de détruire ma piscine car elle est sur le tracé de la route », explique Ashraf Awda, propriétaire de Luna Park, un des rares parcs d’attractions du nord de la Cisjordanie.
Ce parc de loisirs, Ashraf en rêvait depuis qu’il était enfant. Le businessman local a les yeux pétillants lorsqu’il raconte sa construction – sur sa terre, en zone C, mais sans permis car le gouvernement israélien n’en délivre pas ici – et l’ouverture au public en 2012. Sur son téléphone, nostalgique, il fait défiler des vidéos du grand bassin bondé, de la file d’attente pour les attractions et des cris de joie des jeunes enfants.
Désormais, tout est silencieux et lugubre : les nacelles de la grande roue, immobile, se balancent dans le vide et les autos tamponneuses sont rouillées. « On nous dit que cette route est au bénéfice de la population palestinienne, mais c’est faux. La plupart des habitants ont vu leurs terres confisquées pour sa construction. Si on en profite, ce ne sera que par ricochet… juste parce qu’il y aura moins d’embouteillages dans le village », souffle-t-il. En perdant sa piscine, la petite entreprise familiale perd 40 % de ses revenus annuels.
Un peu plus au nord, depuis un terrain vague à proximité du mont Gerizim, on devine l’avant-poste de Givat Sne Ya’akov et ses quelques préfabriqués à flanc de colline. La vue est imprenable sur les oliveraies, les villages palestiniens dans la vallée et les colonies au sommet. Immédiatement, une jeep de l’armée israélienne s’approche et deux jeunes soldats en uniforme en sortent, regard méfiant, fusil d’assaut en bandoulière et doigt sur la détente. Une fois qu’ils se rendent compte que nous sommes deux journalistes – et non des Palestiniens –, leur ton change radicalement.
« C’est dangereux de rester ici, il y a plein de terroristes », lance l’un d’eux dans un anglais médiocre en faisant un geste du menton en direction de Huwara. L’autre, 26 ans, kippa de tricot sur la tête, raconte qu’il s’est installé avec ses cinq enfants dans la colonie à proximité, Har Brakha, dont on aperçoit les barbelés. Il coupe le moteur du véhicule et suit de son doigt, à l’horizon, le tracé de cette nouvelle route qui contourne la ville palestinienne. « C’est pour éviter les confrontations. Pour nous, Israéliens, c’est bien plus rassurant. Ma femme ne me laissait plus traverser Huwara par exemple », fait-il remarquer, sans préciser que, pour la construction de cette route, les Israéliens ont saisi 40 hectares de terres palestiniennes.
Ce réserviste est convaincu de son bon droit à résider en territoire palestinien. « C’est notre terre, c’est notre pays, ce n’est pas nous les agresseurs », répète-t-il, comme s’il devait s’en persuader. Pourtant, la violence organisée des colons ne cesse de croître. En intensité et en nombre d’attaques, 2023 a été la pire année en la matière, d’après l’ONG israélienne Yesh Din, mais lui n’y croit pas une seconde. « Ce ne sont que des histoires inventées !, continue le jeune soldat, déblatérant des paroles qu’il a entendues en boucle sur les chaînes de télévision israéliennes. Citez-moi un seul colon violent. Les Arabes violents, nous ne les comptons plus. Juste en bas, ils ont assassiné deux jeunes ! »
L’attaque à laquelle il fait référence remonte à février 2023. Un Palestinien avait ouvert le feu sur une voiture, tuant deux frères âgés de 22 et 20 ans, Hillel et Yagel Yaniv, de la colonie israélienne voisine. À cette date, depuis un an déjà, Huwara s’était transformée en poudrière et dès la mort des soldats, les représailles contre les habitant·es n’avaient pas tardé.
Les colons des alentours, lourdement armés, s’étaient rendus dans la vallée, incendiant voitures, commerces et maisons, tuant par balle un Palestinien du village voisin, blessant une centaine d’autres. À l’époque, rarement les attaques avaient été si violentes sous le regard d’une base de l’armée toute proche. Mais aux yeux de ce jeune, le cataclysme du 7 octobre n’a fait que confirmer qu’il fallait plus de « fermeté » envers les Palestiniens. « Les Arabes vont nous faire la même chose que ce qu’ils ont fait près de Gaza dès qu’ils en auront la possibilité », rétorque-t-il.
Plus au sud, entre Bethléem et Hébron, comme à quasiment chaque portion de la route 60, des tractopelles s’affairent et quelques travailleurs, truelle en main, escaladent un échafaudage. Tous sont palestiniens. « La route, c’est pour les colons, soupire Nabil, 43 ans, un des ouvriers, comme s’il était conscient qu’il participait malgré lui à l’entreprise de colonisation. Mais la terre, c’est la nôtre. » Pour beaucoup, crise économique oblige, le réalisme prend le pas sur l’idéologie et la politique.
Depuis le 7 octobre et les mouvements contraints des Palestinien·nes en Cisjordanie, il n’y a pas que les chantiers des axes routiers gouvernementaux qui s’accélèrent en Cisjordanie. Les routes illégales – reliant les avant-postes entre eux – se bâtissent elles aussi à une vitesse sans précédent. « Historiquement, on sait qu’en temps de guerre, les colons profitent de l’occasion pour bâtir davantage, raconte Yonatan Mizrahi, de l’organisation La Paix maintenant. Des colonies, des avant-postes et des routes : entre le 7 octobre et début décembre, on en a recensé dix-huit. Depuis, j’ai arrêté de compter. Les colons savent surtout que l’administration civile sera occupée par d’autres choses et ne s’occupera pas de l’application de la loi. »
« L’apartheid », « l’enclavement » et « l’annexion de facto » sont des termes que les Palestiniens utilisent depuis longtemps pour parler de leur sort. Jamal Sa’ed en sait quelque chose. L’endroit où il vit, Khallet Sakariya, est entouré de seize colonies et se trouve littéralement au sein de deux implantations. Dans ce minuscule hameau palestinien, les trente-quatre maisons ont toutes reçu des ordres de démolition. « L’armée israélienne vient toutes les nuits et, en attendant, ces immeubles poussent comme des champignons », soupire l’homme de 51 ans, les traits tirés et la moustache grisonnante, montrant les tours des colonies israéliennes qui se construisent à l’autre bout de son jardin.
Depuis 2015, la communauté entière se sent coupée du monde. Il n’y a plus aucun transport public pour rejoindre les villes palestiniennes, et leurs plaques d’immatriculation ne permettent pas aux habitant·es d’emprunter la route qui est réservée aux colons. « Comme si c’était pour mieux nous pousser à partir », souffle Ghada, la femme de Jamal, en servant le café délicatement. Elle jette un regard aux fillettes du village qui crapahutent dans le terrain vague voisin entre les oliviers et les amandiers. « Je ne sais pas ce qu’elles deviendront », ajoute-t-elle la voix basse, précisant que déjà seize familles ont dû partir, faute de place dans le village, faute de pouvoir construire.
Un exil que les résident·es ont vécu comme un transfert forcé. « Parfois, mes enfants font la comparaison avec les colons. Ils me demandent pourquoi ils ont une meilleure école, pourquoi ils ont de meilleurs jeux, pourquoi ils ont une meilleure route. » La mère de famille marque une pause puis hausse les épaules. Que pourrait-elle répondre ? « Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que ça me brise le cœur. »
Alice Froussard
Médiapart du 21 juillet 2024
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