Alexandre Chatillon, directeur de l’ONG Super-Novae : « Objectivement, toute la bande de Gaza est détruite. Il faudra des dizaines d’années avant de pouvoir reloger les gens correctement »
De retour dans la ville de Gaza, où il s’est rendu début juillet, le directeur de l’ONG Super-Novae, témoigne de l’agonie du territoire palestinien.
Ancien diplomate, Alexandre Chatillon dirige l’ONG Super-Novae. Bénéficiant de financements du ministère des affaires étrangères français, elle a ouvert un bureau à Gaza en 2023 pour accompagner des femmes vers l’emploi et le marché du travail. Depuis le 7 octobre 2023, elle porte assistance à ces femmes déplacées, organise un soutien psychologique, et sensibilise aux violences faites aux femmes dans les camps de réfugiés. Elle finance aussi des activités à destination des enfants. De retour dans la ville de Gaza, où il s’est rendu début juillet, il témoigne de l’agonie du territoire palestinien.
Madjid Zerrouky du quotidien "Le Monde" a recueilli son témoignage.
Il n'y a qu'un mot qui me vient à l'esprit: "Terrifiant".
Je vous lire et juger par vous-mêmes.
Roland RICHA
Mardi, 23 juillet 2024
Quelle est la situation dans la bande de Gaza alors que l’armée israélienne multiplie les incursions et force quotidiennement des milliers d’habitants à se déplacer ?
Nous ne pouvons plus accéder à Rafah, dans le Sud. Le quartier où j’ai séjourné en mars a été ravagé. Tout le sud de la bande est un champ de ruines. J’ai pu accéder à Deir Al-Balah et dans la ville de Gaza. Les humanitaires sont concentrés dans une toute petite zone, à la merci des attaques israéliennes. Nous sommes censés bénéficier d’un mécanisme de « déconfliction ». Une plate-forme des Nations unies nous permet de localiser les maisons dans lesquelles nous logeons et de signaler nos déplacements qui sont envoyés aux autorités israéliennes pour validation. Elles sont censées nous appeler pour nous évacuer si elles interviennent dans la zone. Dans les faits, cela n’arrive jamais. Protéger les humanitaires n’est pas un enjeu pour l’armée israélienne.
Les gens se déplacent depuis octobre [2023]. Souvent, ils se sont déjà déplacés une fois, deux fois, trois fois. Les camps de déplacés sont aujourd’hui organisés, et on sent que cela va être long. Au sud, la population est entièrement parquée dans la zone humanitaire qui fait 4 kilomètres de long sur 1 kilomètre de large. La pression démographique est colossale sur un tout petit territoire.
Les réfugiés vivent toujours sous les tirs et témoignent d’un effondrement de la sécurité. Qu’en est-il ?
Le premier élément d’insécurité permanent, ce sont les bombardements. La zone humanitaire était censée être une zone protégée, mais comme on l’a vu à Nousseirat, le 15 juillet, une frappe visant le supposé numéro 2 du Hamas a fait cent morts. Quand je suis dans la ville de Gaza et que je demande aux gens pourquoi ils ne descendent pas vers le sud, la réponse est toujours la même : pourquoi y aller et s’y faire quand même bombarder ? Ils préfèrent rester chez eux. Tous les gens qui sont dans le Sud rêvent eux d’une trêve pour remonter dans le Nord, où vivent encore 350 000 personnes. Mais pour l’instant, ceux qui tentent de passer se font tirer dessus par les Israéliens. Des gens ont été tués la veille de mon arrivée. Si beaucoup gardent espoir – et heureusement d’un point de vue psychologique –, objectivement, toute la bande de Gaza est détruite. Il faudra des dizaines d’années avant de pouvoir reloger les gens correctement. Ce sont des générations qui sont perdues.
Dans les camps, il y a aussi une vraie insécurité, liée au fait qu’il n’y a plus de police. C’était déjà le cas en mars quand j’y suis allé. Aujourd’hui, le problème a pris de l’ampleur. Des familles résolvent leurs différends avec des armes. Il y a tous les jours des meurtres et des règlements de comptes. Les violences contre les femmes sont un phénomène qui explose avec la guerre, les déplacements, la promiscuité, les tensions liées au bruit des drones, à la guerre, au manque d’argent… Les femmes sont très vulnérables. La guerre est un environnement propice aux violences.
Un autre élément touche, lui, les commerçants : les pilleurs. Quand on entre dans Gaza par le terminal de Kerem Shalom [côté israélien], il y a trois cents à cinq cents hommes cagoulés armés de bâtons qui attendent les camions. La chambre de commerce de Gaza estime que 30 % des camions qui entrent sont pillés.
Qui fait entrer ces camions dans le territoire palestinien ?
Deux types de convois passent. Ceux du secteur privé, qui ont l’autorisation des Israéliens de ne faire entrer qu’une quinzaine de produits (des fruits et légumes) principalement achetés en Israël. Il faut quarante-huit heures pour faire entrer un de ces camions dans la bande de Gaza. Ce qui est très peu dans le contexte actuel. Tout ce qui est délivré par la communauté internationale peut en revanche rester bloqué pendant des mois [venant de Jordanie ou d’Egypte]. En ce moment, il n’y a plus aucun produit d’hygiène. Les gens ne peuvent plus se laver, se brosser les dents, il n’y a plus de savon, il est impossible de trouver de la lessive. Il faut trois mois à notre ONG pour faire entrer ces produits. Dans les faits, il est interdit d’importer du papier toilette, des détergents, des habits… Les entrepreneurs privés doivent payer 3 500 dollars [environ 3 200 euros] pour sécuriser leur convoi sur 10 kilomètres. Pendant ce temps-là, des centaines de camions attendent à la frontière, bloqués par les Israéliens. Or, plus on fait entrer de camions, moins il y a de pilleurs. Cela assèche leur « marché ».
Beaucoup d’habitants disent recourir au marché noir pour se nourrir mais ne pas avoir les moyens de payer…
Les prix sont délirants. Une cigarette coûte 25 euros, par exemple. Elles sont introduites par contrebande car Israël en interdit l’importation. Comme la bande de Gaza a été en très grande partie détruite et que la Banque centrale de Palestine n’arrive pas à faire entrer des nouveaux billets, il y a une raréfaction des billets en plus de la paupérisation de la population, la cigarette sert de monnaie d’échange. C’est plus que symbolique. On va acheter à manger avec une cigarette.
Le litre d’essence se négocie autour de 30 dollars. J’ai payé 600 dollars pour une moitié de plein. La seule façon de produire de l’électricité est d’utiliser des panneaux solaires, qui ne rentrent plus depuis 7 octobre [2023]. Un panneau qui coûtait 250 euros se revend 2 000 euros aujourd’hui. Il y a toute une économie qui s’est construite autour de l’énergie. Les gens qui ont des panneaux solaires vendent la minute de recharge pour les téléphones.
Que ce soient les organisations internationales, les ONG, ou les individus, tout le monde recherche de l’électricité à Gaza. La recherche d’électricité, d’Internet, d’eau, de nourriture, c’est un stress quotidien. Un shampooing est vendu à 15 dollars quand on en trouve. A contrario, les légumes et les fruits sont accessibles dans le Sud à un coût raisonnable. Dans le Nord, on n’en trouve plus. Dans la ville de Gaza, où tout est détruit, même si l’on ne peut pas parler de famine totale, la sécurité alimentaire est la principale préoccupation des gens. Les habitants de Gaza sont en train de mourir dans une sorte de grand oubli. Le blocus israélien est implacable.
Propos recueillis par Madjid Zerrouky
Le Monde du 23 juillet 2024
Alexandre Chatillon, directeur général de l’ONG française Super-Novae, à Gaza, le 15 juillet 2024. SUPER-NOVAE |
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