Des centaines de Bédouins palestiniens sont chassés de leurs terres. Une stratégie de déplacement orchestrée par les colons depuis 2017 et qui s’accélère, de façon quasiment invisible depuis le 7 octobre.
Il est parti à pied avec sa chemise sur le dos pour tout bagage, un chapeau en toile, son épouse, leurs enfants et leurs chèvres. Abed Kaabneh a abandonné sa demeure et ses biens : les colons et les soldats israéliens qui l’ont chassé avec ses voisins palestiniens du hameau de Wadi Al-Sik, en Cisjordanie occupée, le 12 octobre, ne leur ont pas laissé le temps d’emporter quoi que ce soit. Ce fut un petit déplacement forcé de population, presque invisible : 180 Bédouins palestiniens guidant 1 700 bêtes à travers les collines, jusqu’à la première ville qui les accueillerait.
Leur sort ne pèse rien en Israël, qui se consume dans son deuil après l’attaque menée par le Hamas, le 7 octobre. Quant aux Palestiniens, leurs yeux sont rivés sur Gaza sous les bombes, ils ont peu de temps pour plaindre ces frères infortunés. « Les colons se sont vengés contre nous de ce que le Hamas a fait dans le Sud, juge M. Kaabneh, et nous avons revécu l’histoire de nos grands-parents », le traumatisme fondateur de ces familles, la Nakba (« catastrophe »), durant laquelle près de la moitié des Palestiniens ont été chassés ou ont fui leurs terres, durant la guerre qui a accompagné la naissance de l’Etat d’Israël, en 1948.
Le hameau d’Abed Kaabneh n’est pas un cas isolé. Depuis le 7 octobre, des colons israéliens, protégés et parfois assistés par l’armée, profitent du désordre actuel pour dépeupler des collines de Cisjordanie. Ils ont presque achevé de vider de leur population clairsemée des crêtes montagneuses qui plongent dans la vallée du Jourdain à l’est de la route Allon, une traînée d’asphalte d’une trentaine de kilomètres, qui serpente dans ces paysages contorsionnés de calcaire blanc et d’épineux, et d’où la vue porte très loin, vers les montagnes de Jordanie. La première communauté avait été chassée dès l’été 2022. Cinq autres ont suivi, durant l’été, puis après l’attaque du Hamas.
Les mêmes agressions sont perpétrées, à un rythme inédit, dans le nord de la vallée du Jourdain et dans les collines du sud d’Hébron : des régions reculées, difficilement accessibles et contrôlées par l’armée israélienne. Depuis le début de la guerre, 545 personnes issues de 13 communautés d’éleveurs bédouins ont été contraintes au départ en Cisjordanie, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies. Le 19 octobre, plusieurs organisations de défense des droits humains israéliennes ont adressé une lettre à des diplomates occidentaux les appelant à aider « à stopper le nettoyage ethnique de bergers et fermiers palestiniens dans la vallée du Jourdain ».
« Les colons tentent de profiter de ce qu’il s’est passé dans la
périphérie de Gaza : sur les réseaux sociaux, ils disent : “Nous
sommes dans la même situation [que les habitants des kibboutz
attaqués par le Hamas], mais nous ne nous laisserons pas faire.
Nous devons nous débarrasser d’eux [les Bédouins] avant qu’ils ne
se débarrassent de nous.” », analyse Allegra Pacheco, la
directrice du Consortium de protection de la Cisjordanie, un
groupe d’ONG internationales qui vient en aide à ces communautés.
Plusieurs dizaines de colons masqués et armés, entourés de
soldats, ont mené le raid contre Wadi Al-Sik. Les habitants ont
filmé leurs violences. Des activistes israéliens et palestiniens y
ont assisté – plusieurs ont été arrêtés. « Un militaire nous a
donné une heure pour partir. Ils ont battu mon frère, un colon l’a
maintenu au sol, un pied posé sur sa tête jusqu’à ce qu’il accepte
de partir. L’autre lui a demandé : “Tu vas aller où ?” Mon frère a
répondu qu’il irait à Taybeh [une ville palestinienne voisine]. Le
colon lui a ordonné : “Non, tu iras en Jordanie.” Puis il lui a
demandé s’il avait assez d’argent pour le voyage », raconte Abed
Kaabneh.
C’est le fantasme de l’extrême droite israélienne : « le
transfert », l’expulsion des Palestiniens hors du « Grand
Israël », vers la Jordanie et l’Egypte. Un projet impossible à
l’heure actuelle, mais qui se normalise à une vitesse sidérante.
Il avait déjà droit de cité dans les journaux télévisés de
20 heures israéliens, depuis l’entrée en force de fondamentalistes
messianiques au gouvernement, en décembre 2022. Le Hamas a encore
libéré cette parole, en massacrant les habitants des kibboutz
israéliens aux abords de Gaza, avec une cruauté qui apparaît, de
plus, systématique et ordonnée. « La brutalité du Hamas a servi à
accélérer un processus plus ancien en Israël, qui normalise le
transfert comme la solution ultime au conflit
israélo-palestinien », estime Yehuda Shaul, cofondateur de l’ONG
Breaking the Silence, qui suit de près ces mouvements.
Le Hamas a ouvert une guerre totale. Sa logique contamine Israël.
Des rabbins militaires prêchent aujourd’hui dans les casernes
l’éradication « d’Amalek », le mal absolu selon la tradition
juive, en l’occurrence le Hamas et, pour certains, tout le peuple
palestinien. Des journalistes, y compris de centre gauche, des
analystes de tout bord et des députés du Likoud, le parti du
premier ministre, Benyamin Nétanyahou, trafiquent dans cette
sémantique, comme Ariel Kellner, qui proclamait, le 8 octobre : «
Nakba contre l’ennemi maintenant ! (…) Une Nakba qui éclipsera la
Nakba de 1948. Une Nakba à Gaza et une Nakba pour tous ceux qui
osent s’y joindre ! »
Les habitants de Wadi Al-Sik ont, pour la plupart, trouvé refuge au village de Rammun, à quatre heures de marche. Ils n’ont aucun espoir de revenir chez eux. « C’est fini. Nous ne reviendrons pas, mais nous n’avions pas le choix : nous avons eu peur pour nos vies, pour nos enfants », raconte Nader Mlihat, 55 ans, qui campe pour quelque temps dans la maison en construction d’un lointain cousin : un cube de béton nu, sans fenêtres, ni eau courante ni électricité. Il tâche de trouver du fourrage pour ses chèvres, parquées non loin. Il réfléchit à l’avenir : « Si je reste ici, je devrais vendre mes bêtes et trouver un autre métier. Je préfère aller en Jordanie, où les Bédouins sont libres », constate-t-il.
Son éviction est le résultat d’une stratégie de déplacement de
population mise en œuvre depuis 2017 par les colons, qui commence
à porte ses fruits. En six ans, ils ont fondé une soixantaine de
fermes à travers les zones de Cisjordanie placées sous le contrôle
direct de l’armée. Ces fermiers accaparent de vastes terres. Ils
dirigent des réseaux mobiles de jeunes gens qui harcèlent les
Bédouins, les privent de leurs pâturages et d’accès à leurs
sources d’eau. Ils incitent l’armée à détruire toute nouvelle
construction.
Leur ambition déclarée est d’accaparer de vastes zones ouvertes de
la Cisjordanie et de repousser les Palestiniens dans leurs villes
et villages, qui demeurent sous la supervision de l’Autorité
palestinienne. « Les extrémistes se disent que c’est leur moment.
Les diplomates étrangers ne peuvent mêmes plus aller à Ramallah,
alors ils ne vont pas venir les emmerder près des colonies »,
résume un diplomate occidental. Une part de son métier consiste à
visiter régulièrement les hameaux bédouins, leur offrant une
protection symbolique, tandis que l’armée détruit les écoles et
les panneaux solaires que l’Union européenne finance sans fin.
Depuis le 12 octobre, les 85 habitants d’un autre hameau bédouin,
situé au bord de la route Allon, Ein Al-Rashash, ont plié bagage,
effrayés par l’attaque qu’avaient subie ceux de Wadi Al-Sik.
« Nous savions que les Israéliens viendraient chez nous après »,
raconte l’un d’eux, Mohammed Zawareh. Ce père de famille de 32 ans
a préféré se donner le temps de rassembler ses affaires. Voilà
huit jours qu’il déménage. Il a sauvé une tente, un groupe
électrogène, des enclos et du fourrage, une gazinière, un évier et
un réfrigérateur, de vieux bidons et des panneaux solaires, qu’il
entasse dans la pierraille sur un flanc de colline raide, à
l’ombre du village palestinien de Douma. Il travaille vite : « Je
dois être installé avant l’hiver », dit-il, en montrant l’une de
ses filles allongée dans la tente, malade. Il craint que l’eau
qu’il va puiser dans une source de Douma ne soit polluée.
M. Zawareh transporte tous ses biens dans son pick-up
antédiluvien, roulant sur des chemins de terre scabreux, parce que
les routes asphaltées sont dangereuses : des groupes de colons y
assaillent les Palestiniens depuis le début de la guerre. Ils
tâchent de les assigner à demeure dans leurs villages. Le 12
octobre, un père et son fils, Ibrahim et Ahmad Wadi, ont été tués
à une dizaine de kilomètres au nord-ouest.
« Nous avions pourtant coordonné l’itinéraire du cortège avec l’armée. Ils nous avaient demandé de passer par la route 60 [la principale route des colonies vers le nord] pour éviter tout contact avec les colons. Puis ils ont préféré que nous passions par des routes secondaires et tertiaires », racontent le frère et l’oncle des deux victimes, Abdelazim Wadi. L’incident a été filmé sous de multiples angles. Le ton est monté dans les palabres au barrage. Des colons et des soldats ont ouvert le feu en l’air, puis au beau milieu du cortège de voitures qui tentaient de faire demi-tour en désordre.
Par Louis Imbert
Le Monde du 21 octobre 2023
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