Encore sous le choc, la grande majorité des Israéliens font bloc derrière le gouvernement, pourtant très impopulaire avant le 7 octobre, et justifient les frappes sur Gaza. Les militants pacifistes, réprimés, peinent à se faire entendre.
Attablé à l’étage d’un petit restaurant jouxtant la gare de Jérusalem, Adam Keller avale goulûment une assiette de falafels. À 67 ans, il en a vu d’autres. Fondateur du mouvement pacifiste Gush Shalom (La paix maintenant), emprisonné pour avoir refusé de servir sous les drapeaux, il milite depuis plus de quarante ans. « Je suis activiste depuis le collège, mais aujourd’hui, c’est la pire situation que j’ai vécue », débute-t-il.
Un sentiment d’impuissance, de désarroi face à la montée des discours guerriers dans un pays aveuglé par l’esprit de revanche. Une union sacrée version israélienne qui ne laisse pas de place aux militants de la paix, ou simplement aux discours critiques. « Le sentiment d’adhésion est très fort dans la société, qui est prête à sacrifier beaucoup pour une revanche », estime Adam Keller, qui décrit un climat irrespirable : « Aujourd’hui, appeler simplement à un cessez-le-feu est interprété comme un soutien au Hamas. Ce que l’on peut faire, c’est appeler à la libération des otages, ce qui est incompatible avec une invasion terrestre de Gaza, et mettre en cause Netanyahou. Ce qui est sûr, c’est que si l’armée va à Gaza, le prix du sang sera très élevé. »
« Les autorités cherchent à délégitimer les voix anti-guerre, anti-occupation et antiracistes »
Depuis la formation du cabinet de guerre par Benyamin Netanyahou, le 11 octobre, Israël connaît une mobilisation sans précédent depuis 1973 : aux 173 000 hommes et femmes, s’est ajouté le rappel de 360 000 réservistes, dont 300 000 ont rejoint les rangs en moins de deux jours.
Toute parole de paix ou de solidarité avec la population de Gaza est réprimée : mercredi soir, des militants de Standing Together (Debout ensemble), une association qui rassemble juifs et Arabes pour la paix et l’égalité, ont été arrêtés à Jérusalem. Leur tort : avoir placardé des affiches, dans les deux langues, sur lesquelles on pouvait lire : « Juifs et Arabes – Nous nous en sortirons ensemble. »
Affiches et tee-shirts ont été confisqués. « Cela montre à quel point les autorités cherchent à délégitimer les voix anti-guerre, anti-occupation et antiracistes. Aujourd’hui, l’escalade de la violence est orchestrée par le gouvernement. Il existe un climat pesant dans la société, qui n’accepte aucune critique », témoigne Uri Weltmann, coordinateur national de l’association.
Un climat qui contraint nombre de militants à la discrétion et à l’anonymat. C’est le cas de Dov et Lior (les prénoms ont été changés), membres du Parti communiste israélien : dans le local du parti à Jérusalem, niché dans un immeuble sans âme, ils ne baissent pas les bras pour autant. « C’est dangereux d’être de gauche aujourd’hui, les intimidations viennent des groupes fascistes mais aussi des autorités. Tout soutien à la Palestine peut vous conduire en prison. Les citoyens sont surveillés, y compris leur ordinateur personnel. »
Plusieurs sources indiquent que le Shin Bet, le service de renseignements israélien, encourage la surveillance des réseaux sociaux par les citoyens. Les deux militants décrivent cette atmosphère guerrière : « Il existe un sentiment fort de vouloir détruire Gaza et le Hamas. La mobilisation des réservistes a marché à 200 % : deux fois plus de volontaires que prévu ont répondu à l’appel. Mais il n’y a pas de solution militaire. La seule sécurité pour les juifs et Israël, c’est de reconnaître les droits des Palestiniens », insistent-ils.
Ils veulent croire que cette intervention terrestre, décrite comme imminente depuis plusieurs jours, pourrait faire évoluer la situation, et qu’après la guerre, la société israélienne fera les comptes. : « Les pertes humaines peuvent tout changer. Ce serait une catastrophe, pour la Palestine, bien sûr, mais aussi pour Israël. Netanyahou a toujours été un soutien, un supporter du Hamas : il aura à en répondre. »
Un élu communiste exclu de la Knesset
Cette ambiance de veillée d’armes est palpable dans toute la société. La cellule d’information de l’organe de presse du gouvernement a elle-même été renommée Swords of Iron, du nom de l’opération militaire en cours à Gaza, et abreuve journalistes locaux et étrangers d’images et de discours à la rhétorique guerrière, en mettant l’accent sur le soutien international au gouvernement de Benyamin Netanyahou.
À commencer par celui des États-Unis, avec la visite d’un Joe Biden venu lui assurer son soutien politique. Le soutien militaire et financier, lui, avait précédé : « Nous travaillons pour répondre aux besoins d’Israël, qui comprennent la défense aérienne, les munitions à guidage de précision et l’artillerie », a garanti, le 16 octobre, la secrétaire de presse adjointe du Pentagone, Sabrina Singh. Ce jeudi, l’organe de presse gouvernemental diffusait les photos de véhicules militaires débarquant du ventre d’un avion-cargo états-unien.
Ce même jour, une nouvelle étape a été franchie avec l’exclusion, pour une durée de quarante-cinq jours, d’un député de la Knesset, Ofer Cassif, élu communiste juif de la coalition de gauche Hadash, au motif de « déclarations anti-israéliennes ».
Celui-ci a vivement réagi : « La décision du comité d’éthique (de la Knesset – NDLR) est un nouveau clou dans le cercueil de la liberté d’expression politique en Israël. Dans chacune de mes interviews, j’ai fermement et sans détour condamné et exprimé mon profond dégoût face aux massacres criminels perpétrés par le Hamas. Mes déclarations politiques contre l’occupation et la guerre ne sont pas des déclarations contre l’État d’Israël, puisque la paix et la justice servent aussi celui-ci et ses citoyens. (…) Le gouvernement israélien est en train de perpétrer un massacre à Gaza et souhaite la guerre et la violence pour poursuivre sa politique. Ma punition est une forme de persécution politique. »
Les appels à la paix inaudibles
Dans ce contexte brûlant où toute voix pacifiste est inaudible, l’un des seuls points d’appui réside dans la parole des familles des victimes et des otages détenus dans la bande de Gaza, lesquels seraient désormais au nombre de 199 selon le dernier chiffre officiel délivré par l’armée israélienne. « C’est l’argument le plus efficace pour empêcher une invasion terrestre. Les familles des otages ont une autorité morale très forte, leurs actions et manifestations changent l’état d’esprit dans la société », pointe Adam Keller.
Benyamin Netanyahou est d’ailleurs violemment critiqué pour son manque d’empathie et son mépris de la vie des otages. Depuis le 14 octobre, les rassemblements sont quotidiens devant le ministère de la Défense, situé rue Kaplan, dans le centre de Tel-Aviv. Une banderole associe une photo du premier ministre à un seul mot : « Démission ».
Devant le mur où sont affichées des photos de la plupart des otages, Mona Hanoch enrage contre Netanyahou : « Tous ces gens (les otages – NDLR) doivent revenir à la maison. Ce gouvernement a échoué d’une façon colossale. Ces gens kidnappés, c’est insoutenable. » Un sentiment général que résume Lior, le militant communiste de Jérusalem : « Même les otages, il n’est pas capable de les protéger. »
Si le gouvernement est pointé du doigt, l’armée semble pour l’heure échapper aux critiques, dans un pays où elle constitue un élément central de la vie sociale. Le mouvement historique des « refuzniks », ces objecteurs de conscience qui refusent de servir, est au plus bas. « Avant cette guerre, le mouvement allait grandissant (dans le contexte des manifestations contre le gouvernement – NDLR), mais la guerre change la donne. Pour cette période en particulier, je n’ai pas entendu parler de réservistes, de soldats refusant de servir », témoigne de son bureau à Tel-Aviv le journaliste et activiste Haggai Matar, directeur du site indépendant +972 Magazine et lui-même condamné pour son refus de servir. Même réponse de la part d’Adam Keller, ou bien de Dov et Lior, qui précisent que « dans cette période, la société ne l’accepte pas ».
Au téléphone, Yehuda Shaul, le cofondateur de Breaking the Silence, exprime avec franchise le traumatisme et le tiraillement de la société israélienne. « Dans une tragédie comme celle-ci, avec de tels massacres, vous avez deux directions : l’humanité et la compassion, ou bien la rage et le désir de revanche. Malheureusement, la majorité éprouve ce sentiment de colère et de revanche. Mais nous devons poursuivre notre bataille, car je pense qu’il n’y a pas d’autre voie. »
Mercredi soir, à Haïfa, six militants pour la paix ont été arrêtés dans le cadre d’une manifestation contre la guerre. Dans une vidéo publiée le soir même, le chef de la police israélienne, Yaakov Shabtaï, éructait : « Quiconque souhaite faire preuve de solidarité et soutenir Gaza est invité à monter à bord des bus qui s’y rendent dès maintenant. »
L'Humanité du 19 octobre 2023
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