Chercheur Afrique de l’Est à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire, Clément Deshayes analyse la situation militaire et politique au Soudan et l’attitude des acteurs régionaux.
Qu’est-ce qui a entraîné la guerre entre l’armée et les Forces de soutien rapide (FSR), pourtant alliées depuis la chute d’Omar Al Bachir ?
Le déclenchement a été provoqué par la question de l’intégration des FSR au sein de l’armée. C’est vraiment la question de la réforme des services de sécurité, qui faisait partie de négociations politiques autour d’un accord-cadre. Celui-ci avait été négocié avec les forces issues de la révolution, les Forces de la liberté et du changement (FFC). Cet accord-cadre prévoyait le transfert du pouvoir aux civils.
En fait, la rivalité entre l’armée et les FSR date même du régime d’Omar Al Bachir puisque les FSR ont été institutionnalisées en une force, avec un budget autonome, dès 2017. Elles vont devenir un concurrent économique pour l’armée et au moment de la révolution, un adversaire politique. Ce qui n’a pas empêché ces deux entités armées de s’unir pour écarter tous les concurrents, dont les services de renseignement (Niss) et surtout, en 2021, les civils. Les tensions entre les FSR et l’armée sur les questions économiques, de pouvoir et de contrôle des institutions sont montées progressivement.
Est-ce que l’enjeu est simplement Khartoum ?
Ce n’était pas forcément clair au début de la confrontation parce qu’il y a eu des affrontements dans d’autres endroits, mais l’enjeu, aujourd’hui, c’est Khartoum. La capitale, d’un point de vue symbolique, mais aussi économique et historique, est absolument centrale dans la politique soudanaise. C’est le creuset des élites politiques et économiques, d’une classe sociale qui domine la politique soudanaise depuis l’indépendance. Et pour les militaires, il y a un enjeu extrêmement fort, c’est le cœur de leur pouvoir.
Aujourd’hui, ils sont en assez mauvaise posture à Khartoum. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils se sont retirés des négociations. Néanmoins, ce n’est pas le seul enjeu. Si le conflit vient à durer, le contrôle par l’armée de la frontière égyptienne et de Port-Soudan va devenir extrêmement important. Pour les FSR, le contrôle du Darfour va être également central pour sécuriser leur base sociale et les zones de repli. Khartoum reste central pour les négociations futures.
Justement, négocier quoi ? Un partage de pouvoir entre les forces armées ?
Tout va dépendre du résultat de la guerre. Celui qui l’emportera aura la haute main pour définir la suite. Il paraît cependant difficile pour ces deux acteurs de gouverner tout seuls. Les militaires sont globalement soutenus par les forces de l’ancien régime. Ils pourraient éventuellement gouverner seuls.
Les FSR ont une base sociale extrêmement faible. Elles vont être obligées d’essayer de chercher des appuis. Le troisième point qui me semble important, c’est que les négociations à Djeddah ont mis de côté les civils. Le régime, qui associait les FSR et les militaires, était considéré comme illégitime par la communauté internationale, puisqu’elle avait interrompu cette transition civile. Mais au moment des négociations, le Quad (États-Unis, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Royaume-Uni) n’a absolument pas associé les civils ou les représentants légitimes du gouvernement en place jusqu’en 2021.
Il faut vraiment remettre les civils dans le circuit des négociations, sinon on ira de fait vers un partage de pouvoir entre des forces armées.
Que dire de la représentation des civils ?
Elle est extrêmement hétérogène. Certains groupes sont liés à des confréries soufies, d’autres sont des partis marxistes, comme le Parti communiste. Parvenir à allier ces entités au-delà de la détestation de l’ancien régime est quelque chose d’assez compliqué.
Les civils ont commis une erreur historique et fondamentale. Celle d’avoir signé un partage de pouvoir qui donnait énormément de latitude à l’armée et aux FSR. En signant cet accord, ils se sont coupés d’une partie des forces révolutionnaires, de la gauche soudanaise, comme le PC, de l’Association des professionnels soudanais (SPA) et d’une partie des comités révolutionnaires.
Mais cet accord exclut également les autres forces armées rebelles, comme celles du Front révolutionnaire soudanais, faisant partie des Forces de la liberté et du changement (FFC). Or, cette exclusion est le fait aussi de groupes politiques membres des FFC qui ont reporté les négociations de paix et l’inclusion de ces groupes armés à un processus différent. Ce sera le processus de Juba, signé en 2020.
Cette erreur politique vis-à-vis des forces révolutionnaires civiles et urbaines et cette trahison vis-à-vis des forces issues des régions vont affaiblir le mouvement civil et le gouvernement civil par la suite. Ces groupes armés vont se rapprocher progressivement des FSR et de l’armée et même faire une scission qui s’appellera les FFC 2. Cette dernière rassemble essentiellement des groupes politiques et des groupes armés issus des régions et va s’opposer aux FFC 1. D’où ce processus de fragmentation et de division de l’espace politique soudanais.
Comment les acteurs régionaux se positionnent-ils ?
La dynamique est avant tout soudanaise avec, en ligne de mire, le contrôle du pouvoir au Soudan par des acteurs soudanais. Ils ne sont pas de simples pantins sponsorisés par des acteurs régionaux qui seraient puissants et les financeraient directement.
Néanmoins, certains pays de la région, notamment l’Égypte, semblent avoir eu un poids important dans le soutien à l’armée, en tout cas dans la préparation de l’affrontement. Il me semble que la plupart des acteurs régionaux sont plutôt embêtés et ne veulent pas d’un conflit qui dure et qui s’enlise au Soudan, pour de multiples raisons. Au premier rang desquelles le fait, par exemple, que les pays du Golfe ou l’Égypte ont investi beaucoup d’argent au Soudan. Ces pays sont dépendants de l’agriculture soudanaise, entre autres, et l’enlisement du conflit aura pour eux des répercussions économiques. Si le conflit s’enlise, les acteurs régionaux vont, d’une manière ou d’une autre, être amenés à soutenir l’une ou l’autre des parties. Mais je ne suis pas sûr qu’ils soient en capacité d’amener une solution politique.
Pierre Barbancey
L'Humanité du 17 juillet 2023
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