« Al-Hudood », le site satirique qui ne fait plus rire la couronne jordanienne

 

"Migre en Europe, là-bas tu ne risques rien"
Le blocage du journal en ligne, célèbre pour ses moqueries envers les régimes arabes, témoigne de la dérive autoritaire de la monarchie hachémite.
L’humour d’Al-Hudood (al-houdoud, « les frontières » en arabe) n’est plus du goût de la couronne hachémite. Après les Emirats arabes unis, la Jordanie a à son tour bloqué, fin juin, le journal satirique en ligne de langue arabe, rendu populaire par dix années de critique acerbe des régimes du Moyen-Orient. Des moqueries sur l’empire immobilier à plus de 106 millions de dollars (91 millions d’euros) du roi Abdallah, révélé en 2021 par les « Pandora Papers », aux railleries sur l’extradition du dissident émirati Khalaf Al-Romaithi, arrêté à l’aéroport d’Amman au mois de mai, les journalistes d’Al-Hudood se sont toujours joués des lignes rouges du royaume. Leur couverture décalée du mariage fastueux entre le prince héritier jordanien Hussein et l’architecte saoudienne Rajwa Al-Saïf, le 1er juin, sous le mot-dièse « réjouissez-vous, les gueux ! », a été la blague de trop.
« Ce blocage est un abus de pouvoir, réalisé hors de tout cadre légal, dénonce Isam Uraiqat, directeur et cofondateur d’Al-Hudood. Il n’a pas été annoncé officiellement, aucun crime n’est dénoncé. Il semblerait que la blague ait été mal comprise, qu’elle ait été perçue comme visant le prince héritier. »
Le site satirique s’est affranchi des lois qui musellent la presse indépendante en Jordanie en se domiciliant au Royaume-Uni, après avoir été empêché de le faire dans le royaume hachémite. « Il va y avoir encore plus d’autocensure dans les médias jordaniens. Toutes les libertés publiques sont étouffées », ajoute le journaliste jordanien.

Arsenal législatif durci
En 2015, le roi Abdallah s’était distingué comme l’un des rares dirigeants arabes à participer à la marche organisée par le président François Hollande, à Paris, en réaction à l’attentat contre Charlie Hebdo. La tolérance du royaume pour la satire a fait long feu. Et, alors que la Jordanie s’enlise dans la crise économique et que la grogne sociale monte, les autorités s’attaquent à toute voix dissidente. « C’est scandaleux. Cela montre à quel point la Jordanie s’enfonce dans l’autoritarisme. Tous les espaces de libre expression se réduisent et les droits civils et politiques régressent au nom du maintien de la stabilité et de la sécurité nationale », déplore Hiba Zayadin, de l’ONG Human Rights Watch.
Depuis les « printemps arabes » de 2011, la Jordanie a durci son arsenal législatif pour contrôler toute forme d’expression publique. Les lois antiterroristes, votées à partir de 2012, ont élargi le spectre des offenses relevant des tribunaux de sûreté de l’Etat. Le tour de vis sécuritaire s’est accentué avec la réintroduction, pendant l’épidémie de Covid-19, des lois sur l’état d’urgence, qui ont été abrogées au mois de mai.
Les autorités jordaniennes disposent de nombreux autres outils pour sévir, du crime de lèse-majesté, qui pénalise tout propos jugé offensant pour le roi et la famille royale, à la loi sur la cybercriminalité. Elles recourent régulièrement aux interdictions de publication (gag order) ou au blocage des réseaux sociaux, pour entraver la couverture de sujets polémiques, comme des manifestations ou des affaires de corruption. Des sites d’information en ligne ont été fermés pour ne pas avoir respecté les procédures d’enregistrement, une stratégie couramment employée pour bâillonner les médias indépendants.

Fouilles, arrestations et poursuites
Depuis l’adoption de la loi sur la cybercriminalité en 2019, le nombre de procédures pénales touchant à la liberté d’expression et d’opinion a été multiplié par deux. Cette loi pénalise la diffamation et la calomnie, en particulier contre le roi, les représentants du gouvernement et les institutions nationales, avec des peines pouvant aller jusqu’à trois mois d’emprisonnement. « Un grand nombre de journalistes, de militants et même de simples citoyens ont été harcelés par la sûreté générale et certaines personnes arrêtées », observe Mme Zayadin.
Les fouilles effectuées au domicile de journalistes et dans les bureaux de médias jugés critiques sont devenues fréquentes. En 2020, les autorités avaient arrêté le dessinateur de presse Emad Hajjaj, après la publication d’une caricature sur la normalisation des relations entre Israël et les Emirats arabes unis. Début 2022, les journalistes Taghreed Risheq et Daoud Kuttab ont à leur tour été appréhendés, et poursuivis pour diffamation, pour leurs écrits.
« L’autocensure des journalistes s’est accrue. Il est de plus en plus difficile pour la population d’avoir accès à une information libre », regrette Mme Zayadin. En 2023, la Jordanie a perdu vingt-six places au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, rétrogradant à la 146e place sur 180. Un nouveau projet de loi sur la cybercriminalité, soumis au Parlement le 13 juillet, pourrait encore noircir le tableau. Présenté par le ministre des communications, Faisal Shboul, comme une réponse aux dernières avancées technologiques et à la hausse des infractions en ligne, le projet de loi a été vivement critiqué par une poignée de députés qui dénoncent des « sanctions exagérées » et un « net recul des libertés publiques ».

Hélène Sallon
Le Monde du 19 juillet 2023

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