Les manifestants contre la réforme de la justice se veulent des défenseurs de l’Etat et de l’ordre établi.
Ils sont une quarantaine, ce jeudi 30 mars au matin, devant la branche de l’ambassade des Etats-Unis à Tel-Aviv, se relayant au mégaphone. Le souffle de la mer manque d’emporter quelques drapeaux bleu et blanc israéliens. « Merci Biden ! » , crie un homme, applaudi par des passants. La veille, le président des Etats-Unis a infligé une humiliation au premier ministre, Benyamin Nétanyahou, en rappelant qu’il n’était pas invité « dans l’immédiat » à la Maison Blanche et en exprimant, pour la première fois, le mal qu’il pense de la réforme de la Cour suprême promue par ce gouvernement.
Ces manifestants ne désarment pas, quand bien même M. Nétanyahou a plié devant leur mouvement, lundi 27 mars, en annonçant « une pause » d’un mois dans sa réforme, qui vise à libérer l’exécutif de toute supervision judiciaire indépendante, et qui suscite depuis janvier le plus vaste soulèvement de l’histoire du pays. Samedi 1er avril, les organisateurs prévoyaient de nouveaux cortèges massifs. « On a juste passé la première étape. Ça va être un marathon » , prévenait l’un d’eux, Josh Drill, devant l’ambassade américaine.
Un « coup d’État »
M. Drill fait partie du comité organisateur du mouvement dit « des parapluies », qui aide à organiser la logistique dans cette vague de colère inédite et sans direction claire. « Tout vient de la base. Si demain je suis arrêté, rien ne change, les manifestations sont totalement décentralisées » , affirme le jeune homme de 26 ans, qui a un temps travaillé pour le député du Likoud Nir Barkat, quand il était pressenti pour détrôner Benyamin Nétanyahou.
Etudiant en sciences politiques, M. Drill consacre son mémoire à l’impact d’Internet sur les mouvements sociaux à Hongkong, au Brésil… Et dans son pays, qui n’a jamais connu un tel phénomène. C’est l’Israël laïque qui se mobilise contre ce que les manifestants nomment « un coup d’Etat » , une entreprise méthodique d’écrasement des contre-pouvoirs – à commencer par la Cour suprême – au nom du programme extrémiste du gouvernement le plus à droite et religieux de l’histoire.
Ces protestataires sont pacifiques, ils se veulent défenseurs de l’Etat et de l’ordre établi, ils applaudissent la police, inondent les rues de drapeaux et balaient les trottoirs derrière eux. Ils professent leur amour des juges, du directeur de la Banque centrale, et des économistes du ministère des finances, qui mettent en garde contre les conséquences de la réforme.
Josh Drill ne pense pas qu’ils représentent la majorité : le pays ne cesse de pencher plus à droite depuis les années 2000. Mais les protestataires sont « la colonne vertébrale d’Israël » . Des parlementaires de la coalition au pouvoir voient en eux « un Etat profond » : l’Israël ashkénaze (juifs originaires d’Europe orientale) et globalisé, qui tient encore les hauts échelons de l’armée et qui irrigue un secteur high-tech florissant.
Eynat Guez, l’une des premières parmi les entrepreneurs du numérique à avoir pris parti contre la réforme, dès janvier, ne se reconnaît pas dans la « vieille élite » que dénonce la coalition. Fondatrice de Papaya Global, une plate-forme en ligne de paiement de salaires et de recrutement, elle est un pur produit de la méritocratie israélienne : née en France, elle a grandi à Netanya, sur la côte israélienne, auprès d’un père ingénieur originaire de Tunisie, en prenant soin de sa mère, gravement handicapée. En 2011, elle a jugé sympathiques et « un peu naïfs » les manifestants de toutes sensibilités politiques qui installaient leurs tentes au beau milieu de Tel-Aviv, protestant contre le coût de la vie « dans l’une des villes les plus chères du monde » . Longtemps M. Nétanyahou lui a paru un dirigeant fiable : « Il veut que nous [les entrepreneurs] vivions ici et il n’est pas religieux, ses enfants ont le même mode de vie que moi » , estime-t-elle.
Grève générale
Depuis janvier, Mme Guez a retiré de banques israéliennes près de 100 millions de dollars (92 millions d’euros) appartenant à son entreprise. « C’est une décision de business. J’ai l’obligation de préserver les intérêts de mes actionnaires, alors que l’équilibre du pays est bouleversé » , dit-elle. Des membres de son réseau d’entrepreneurs ont donné, à titre personnel, près de 4 millions d’euros pour les manifestations. Ils échangent avec des députés de tout bord et avec l’entourage du président Isaac Herzog, qui mène depuis le 28 mars des négociations entre les partis politiques sur la réforme.
Mme Guez fonde peu d’espoir quant à ces rencontres. « Le pays se déchire. C’est un camp contre un autre, gauche contre droite, blanc contre noir, déplore-t-elle. Moi, je veux que mes enfants grandissent dans un pays démocratique (…). Et il n’y a aucune chance que je rapatrie ces fonds dans l’environnement actuel : un Etat qui n’a pas de ministre de la défense n’est pas fiable. » En annonçant le renvoi du général Yoav Gallant, critique de la réforme, M. Nétanyahou a franchi une ligne rouge le 26 mars. Pour beaucoup d’Israéliens, il a fait primer son intérêt politique sur la sécurité du pays.
Son coup d’éclat a convaincu la Histadrout, le principal syndicat du pays, de sortir de sa neutralité pour décréter une grève générale, le 27 mars. Des syndicalistes et des maires issus du Likoud, le parti de M. Nétanyahou, ont joué un rôle crucial. Certains risquent aujourd’hui d’être exclus du parti. Aucun n’a souhaité répondre aux questions du Monde .
Les manifestants acclament des parlementaires d’opposition sur leurs estrades. Mais ils leur refusent tout leadership sur le mouvement. Les Frères d’armes, des réservistes de l’armée, sont le seul groupe à avoir annoncé qu’ils cessaient leurs manifestations durant le mois d’avril, afin de donner une chance aux négociations menées par le président Herzog. « Mais nous dormons les bottes aux pieds, comme on dit dans l’armée, prêts à repartir à tout moment », précise Yohai Gross, l’un de leurs fondateurs.
Dès février, M. Gross et les siens ont planté leurs tentes devant le domicile de ministres et de parlementaires de la coalition, dont à peine un tiers a servi dans l’armée, selon leurs calculs. « Nous essayons de leur parler. Nous offrons le café et les gâteaux. Nous ne nous opposons pas au gouvernement élu, mais nous défendons l’Etat » , résume ce professeur d’histoire en lycée, qui vivait jusqu’ici « en reclus » près de Zikhron Yaakov (Nord), à la lisière des premiers vignobles d’Israël, plantés à la fin du XIXe siècle par le baron Edmond de Rothschild.
Les réservistes de l’armée ont largement contribué à faire reculer la coalition de M. Nétanyahou. Certains ont menacé de refuser de servir si le « coup d’Etat » aboutissait, suscitant une onde de choc dans la haute hiérarchie militaire. Assimilés à des « anarchistes » par la coalition au pouvoir, ils professent un patriotisme à toute épreuve.
« Nous avons décidé de noyer le pays sous les drapeaux israéliens » , affirme le général Dan Haloutz, membre d’un comité central qui tâche de coordonner les actions et les messages des réseaux de manifestants. Ce pilote et ancien chef d’état-major (2005-2007) tient à rappeler qu’il est issu de la droite – même s’il a rompu de longue date avec le Likoud de M. Nétanyahou. S’il a insisté pour que les couleurs du pays s’affichent dans tous les cortèges, c’était d’abord pour rendre invisibles les drapeaux palestiniens que des protestataires de gauche levaient dans les premières manifestations. « Ce n’est pas le sujet, balaie-t-il. Le thème central, c’est la démocratie contre la dictature. »
« On assiste à un réveil »
Josh Drill, le militant du mouvement des parapluies, regrette ce choix. Les partis sionistes religieux au pouvoir, menés par Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, n’ont pas la pudeur de leurs opposants. Suprémacistes juifs à la vision messianique, ils souhaitent briser la Cour suprême parce qu’elle fait obstacle, entre autres, à l’annexion pure et simple des territoires palestiniens occupés.
M. Drill a été marqué par son service militaire, qu’il a passé en partie à la tête de la brigade Golani à Hébron, au cœur de la machine d’occupation israélienne. Il a cessé de croire à la possibilité d’un Etat palestinien distinct d’Israël, mais il est convaincu de la nécessité de vivre ensemble et de cesser de prétendre que les Palestiniens ne sont pas aussi chez eux ici. « On assiste quand même à un réveil : quand on a des milliers de personnes à Tel-Aviv qui crient pour Huwara [ville de Cisjordanie occupée qui a été la cible d’une attaque coordonnée de colons armés, en février] , c’est que le sujet est sur la table, on a cessé de l’ignorer. »
Mercredi soir, des partisans de la réforme ont manifesté à leur tour dans Tel-Aviv. Des groupuscules d’extrême droite, violents, affirment vouloir reprendre la rue partout dans le pays. Pasit Siach, 43 ans, en a fait les frais dès le 25 mars. Cette enseignante, très religieuse, orchestre depuis mars de petites manifestations contre la réforme à l’entrée de son village, près de Beit Shean (Nord). On en croise des dizaines comme les siennes, chaque samedi, sur les routes du Néguev et de Galilée.
Ce soir-là, Mme Siach avait décidé de rejoindre une manifestation à Beit Shean. Elle a buté sur un barrage, tenu par des radicaux pro-gouvernement à l’entrée de cette grande ville ancrée à droite. « Ils vérifiaient les papiers d’identité des automobilistes, ils ne laissaient entrer que les habitants de la ville. Ils les forçaient à dire “vive la réforme, vive Nétanyahou !” » , raconte-t-elle, d’une voix éraillée par le gaz au poivre que l’un de ces jeunes hommes lui a projeté au visage.
Ils ont fouillé sa voiture, confisqué ses drapeaux. « Ils m’ont insultée et craché dessus. » Certains, séfarades originaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, « ont lancé à des militants ashkénazes qu’ils devraient “repartir en Europe et prendre les trains [qui ont mené leurs parents vers les camps d’extermination nazis durant la seconde guerre mondiale] ” » . L’un d’eux a été blessé par un jet de pierre. « Je n’avais jamais vu une telle haine, une telle violence de la part de frères juifs » , déplore-t-elle.
De telles provocations, isolées et très médiatisées, intimident des manifestants contre la réforme, mais elles légitiment aussi leur principale ambition : incarner la loi et l’ordre. Le comité du général Haloutz a envisagé, la semaine dernière, de créer un service d’ordre pour protéger les cortèges. Il y a renoncé. « C’est inutile, estime l’ancien officier. Nous répétons sans cesse la consigne, manifester pacifiquement, mais les gens le font d’eux-mêmes. »
Louis Imbert et Clothilde Mraffko
Le Monde du 03 avril 2023
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire