Les sunnites, la communauté de Saddam Hussein qui avait versé dans le djihadisme, sont sous la coupe des chiites et de leurs mentors iraniens, tandis que les Kurdes cherchent à tirer leur épingle d'un jeu violent et corrompu.
« C'était le plus beau jour de ma vie , se souvient Salam. C'était comme un rêve qui se réalisait de renverser un régime qui a tué mon père en 1985. On avait l'espoir de bâtir un État moderne. » Salam a 18 ans lorsque, ce 20 mars 2003, il entend les premiers missiles américains s'abattre sur Bagdad. Il vit avec sa mère et son frère à Saddam City, un quartier pauvre à la périphérie de la capitale irakienne, où s'entassent 1 million de chiites, la communauté régulièrement réprimée par un pouvoir dominé, depuis des décennies, par les sunnites.
Pendant les trois semaines de guerre, alors que ses voisins fuient vers des zones agricoles de peur de bombardements chimiques par un régime aux abois, Salam vit au rythme des nouvelles captées sur une radio iranienne en arabe. « Le 9 avril , se rappelle-t-il, juste après le passage d'un char américain devant chez moi, je suis allé brûler le portrait de Saddam Hussein dans le quartier. Mais j'avais encore peur que les Américains nous abandonnent, comme en 1991, lorsque les chiites s'étaient révoltés. J'ai été rassuré peu après en voyant à la télé des blindés américains partout dans Bagdad et des groupes s'emparer des dépôts d'armes de l'armée irakienne. »
L'une des pires dictatures du Moyen-Orient est tombée ce 9 avril 2003. Un joyeux chaos règne alors. Les frontières du pays sont ouvertes à tous les vents. Sur Abou Nawas, près du Tigre, le fleuve qui traverse Bagdad, on pouvait entendre, le lendemain, un journaliste israélien transmettre en hébreu son reportage.
De leur côté, des opposants aux longues barbes rentrent au pays. Six mois plus tôt, profitant de l'autonomie des provinces kurdes du nord de l'Irak, un inconnu s'y était également infiltré : le Jordanien Abou Moussab al-Zarqawi, le futur apôtre sanguinaire d'une guerre civile menée par al-Qaida, une organisation terroriste qui n'existait pas dans le pays avant l'invasion.
Pour Salam et des millions d'Irakiens, les premières désillusions ne tardent pas. « On s'est rapidement aperçu que les Américains n'avaient pas de plan. Le vrai chef n'était pas irakien, mais leur consul, Paul Bremer. Les politiciens irakiens rentrés sur des chars américains n'étaient que des marionnettes » , regrette celui qui est aujourd'hui dans l'opposition à un système hérité d'une libération en trompe-l'oeil.
Tout à leur délire néoconservateur de « chaos constructif » , les Américains cassent l'État, les services de sécurité, et commettent l'erreur de démobiliser des centaines de milliers de soldats sans leur retirer leurs armes. Beaucoup sont sunnites. Ils composeront les groupes armés qui lutteront contre les 140 000 militaires américains, égarés dans un univers tribal à la fierté ombrageuse, dont ils ignoraient les codes.
La mosaïque confessionnelle irakienne composée de sunnites, de chiites de Kurdes, et de minorités turkmène, chrétienne, yazidie et sabéenne éclate. Le sentiment d'appartenance nationale disparaît. Il est remplacé par le fait communautaire. Celui-ci est inscrit dans la Constitution, arrachée au forceps en 2005, qui établit un régime parlementaire, attribuant aux chiites le pouvoir avec le poste de premier ministre, aux Kurdes celui honorifique de président de la République et aux sunnites la présidence du Parlement, autant dire des miettes.
L'heure est à la vengeance des opprimés chiites et kurdes contre leurs oppresseurs sunnites. Le cours de l'histoire a tourné. Comme au temps des Abbassides, et à la fin de la monarchie pro-britannique en 1958. Et comme à chaque fois, elle sera sanglante. « Aujourd'hui, constate Salam, même si nous avons parfois peur de parler, nous avons la liberté d'expression, mais enfouie dans un chaos ; et surtout le problème numéro un de l'Irak, c'est la présence des milices qui nous empêchent de bâtir un État fort. »
Vingt ans après et des centaines de milliers de morts, pour prendre la mesure de ce pays fragmenté, doté d'un État dysfonctionnel, il faut remonter au nord de Bagdad, vers la province de Salaheddine. Au barrage de Cheikh Ibrahim, qui marque son entrée, trône un portrait du général iranien Qassim Soleimani et de son acolyte irakien, Abou Mahdi al-Mohandes, les chefs de cet « État profond milicien » dans l'orbite de l'Iran, tués en 2020 à Bagdad par un tir de drones américains.
Sur la route, au milieu de ces régions fertiles traversées par le Tigre, les barrages se succèdent. Ils sont aux mains des différentes factions paramilitaires chiites tenant le « pays sunnite » , depuis la chute de Daech qui faisait régner la terreur jusqu'en 2017. Parfois, la présence d'un policier de l'État fait bonne mesure. Quelques villes chiites jalonnent la route : Dujail, où Saddam Hussein fut la cible d'un attentat en 1982, Balad, où l'armée américaine installa l'une de ses plus grandes bases. Des villes importantes pour les nouveaux maîtres du pays, et leur sponsor iranien, qui compte établir une voix terrestre sécurisée reliant Téhéran au Liban, via l'Irak et la Syrie, cet « axe chiite » que l'invasion américaine a rendu possible.
À l'entrée de la région de Samarra, une banderole en arabe prévient que « Saraya al-Salam est le protecteur de la patrie » , une annonce de la milice du leader politique chiite, Moqtada Sadr. « Vous verrez, Samarra est encerclé et sous la complète domination des miliciens » , avait averti Mouthana al-Samarrai, un député sunnite de Salaheddine.
Jadis capitale de la Mésopotamie, Samarra abrite la grande mosquée sunnite à colimaçons et le sanctuaire sacré au dôme en or, en souvenir de deux importants imams de l'histoire chiite. C'est ici, le 2 février 2006, que la guerre civile a été déclenchée lorsqu'une explosion a détruit la coupole du mausolée chiite. L'attentat, revendiqué par al-Qaida, allait plonger le pays dans l'abîme. Peu après, les miliciens sadristes prendront le contrôle de Samarra, ville pauvre de 500 000 habitants, en quasi-totalité sunnite.
« Depuis, nous sommes quasiment prisonniers, on doit se taire » , confie anonymement un de ses habitants. « Ma soeur de Bagdad doit laisser sa pièce d'identité au point de contrôle à l'entrée de la ville , ajoute-t-il, je suis son garant, elle la récupère en sortant. Quelle vie ! » Depuis l'attentat, les sunnites ont l'impression d'avoir été punis. Le grand marché conduisant au mausolée chiite est fermé, les échoppes et les hôtels avoisinants sont clos, leurs propriétaires ne peuvent même pas vendre leurs biens. « Il n'y a pas de leaders sunnites pour nous soutenir , regrette l'habitant précité. Ils ont peur. Même eux ne peuvent pas entrer ici sans l'autorisation des miliciens » , qui seraient 5 000 à 6 000 pour contrôler Samarra.
Assises par terre, un groupe d'Iraniennes en tchador attendent d'aller prier à la mosquée. À l'intérieur, les pèlerins se pressent pour poser une main sur la tombe des imams Ali al-Hadi et Hassan al-Askari. « Samarra dort dans les bras du Tigre , commente un responsable de la mosquée. Les terroristes voulaient diviser le pays. Heureusement, on a pu surmonter les difficultés grâce à la hiérarchie religieuse chiite. » Entre déni et théorie du complot, chaque camp relit l'histoire à sa guise.
Depuis 2006, la mosquée s'est agrandie. « On a ajouté dix dômes pour en avoir douze, le nombre de nos douze imams » , se félicite le responsable chiite, au grand dam des sunnites. Et pour que ceux-ci comprennent bien le message, à deux kilomètres environ, ce sont des miliciens chiites qui gardent le minaret en spirale de la grande mosquée sunnite. Le maire sunnite ? « C'est comme ma semelle » , répond avec dédain un paramilitaire qu'un policier vient de prévenir de l'arrivée de l'édile sur le site. Quelques jours plus tôt, un nouvel incident avait éclaté lorsque des sadristes ont voulu s'emparer d'une mosquée sunnite, pour la transformer en centre religieux chiite. Les sunnites ont l'impression que les chiites veulent les expulser de leur ville.
À 70 km plus au nord, à l'entrée de Tikrit, l'ancien fief de Saddam Hussein, les habitants d'al-Awjah, eux, sont toujours interdits de rentrer dans le village natal du dictateur. Pas question de voir naître un lieu de pèlerinage pour nostalgiques de Saddam.
« Nous n'avons nullement l'objectif de changer la démographie ou d'acheter des maisons ici où là. » L'homme qui en fait le serment est l'un des plus redoutés d'Irak : Hussein Moanes, l'ancien chef de la plus puissante des milices, Kataeb Hezbollah, la plus proche de l'Iran. Il est devenu le leader de sa branche politique, en se faisant élire député aux élections législatives de 2021. « Saraya al-Salam est présente à Samarra, car elle fait partie de la Mobilisation populaire qui est sous l'autorité du premier ministre. Nos hommes ont lutté contre Daech, ils sont là pour empêcher tout nouvel attentat contre les lieux sacrés chiites » , plaide-t-il, depuis son bureau dans la zone verte de Bagdad, siège des principaux pouvoirs et symbole de la coupure entre l'élite politique et le peuple.
En quête de respectabilité, Hussein Moanes prétend « ne pas accepter la domination iranienne, turque ou de tout autre pays sur l'Irak » . « Je suis le fils d'un groupe paramilitaire , explique-t-il, mais aujourd'hui, j'appelle au renforcement de l'armée » , moins puissante que la nébuleuse milicienne. Une exigence qui est celle de nombreux Irakiens et des pays occidentaux qui aident Bagdad à reconstruire des institutions étatiques. Mais ces propos laissent sceptiques. « Ceux qui disent que nous avons un État milicien , poursuit-il, regardent toujours vers l'ancien régime. » Imputer ses propres errements à la dictature ou aux Américains, qui conservent 2 500 hommes et la maîtrise du ciel, est une autre constante de ces vingt ans d'Irak post-Saddam.
En revanche, Hussein Moanes affiche sans ambiguïté son opposition à toute présence militaire américaine ou étrangère en Irak. « Le Parlement a déjà voté une loi en ce sens , dit-il. Au gouvernement de la respecter. Nous lui avons demandé quels étaient le nombre et les tâches de ces conseillers militaires étrangers qu'il a sollicités, mais il ne nous a pas encore répondu. »
Grâce à d'importantes ressources financières issues de la contrebande de pétrole, mais aussi de leur gestion des administrations, ces milices constituent un État dans l'État. Riche et puissamment armée, Kataeb Hezbollah, par exemple, contrôle les frontières de la province sunnite d'al-Anbar avec la Syrie, la Jordanie et l'Arabie saoudite. Mais à l'image des autres partis, les paramilitaires sont divisés, comme en témoignent les affrontements meurtriers entre sadristes et pro-iraniens la nuit du 29 au 30 août dernier pour contrôler la zone verte.
Autres vainqueurs de l'invasion américaine, les Kurdes, forts du quitus américain, ont pu étendre en 2003 leur autorité sur une bande de terre de 37 000 km2 dans les provinces de Ninive, Salaheddine et Diyala, en lisière de leurs trois régions autonomes. Kirkouk, où fut découvert il y a cent ans le pétrole irakien, est au coeur de cette bataille autour de ces « territoires disputés » . « Kirkouk est un peu la Suisse de l'Irak, avec ses composantes arabe, kurde, turkmène et chrétienne » , sourit l'archevêque Mgr Youssef Thomas. Une Suisse très turbulente !
Faute de recensement récent, nul ne sait qui est majoritaire démographiquement dans cette ville mosaïque, arabisée sous Saddam Hussein, où les Kurdes ont implanté, à partir de 2003, plus de 200 000 des leurs. Mais depuis que l'ancien gouverneur kurde Najmedin Krimi, qui avait appelé les siens à prendre les armes contre Bagdad, a fui en octobre 2017, la coexistence s'est améliorée. Un mois avant son départ, les factions kurdes avaient lancé un référendum sur l'indépendance de leurs provinces. La consultation, révélatrice de leurs intentions séparatistes, s'était soldée par un cuisant échec, donnant ainsi à Bagdad l'occasion de reprendre le contrôle de Kirkouk.
« Les forces armées travaillent désormais équitablement pour protéger tous les habitants, les kidnappings et les assassinats ont diminué » , affirme le gouverneur Rakkan al-Jbouri, dans son bureau. Mais « on a encore environ 3 000 personnes arrêtées avant 2017 et toujours emprisonnées au Kurdistan. Nous avons aussi 138 villages arabes détruits par les pechmergas kurdes durant la guerre contre Daech, sous prétexte qu'ils abritaient des terroristes » , ajoute le gouverneur.
Dans cet Irak démembré, Kirkouk apparaît toutefois comme une timide lueur d'espoir. La ville affiche un certain dynamisme et si les milices chiites ont des bureaux dans la cité, elles restent discrètes. Même si un dirigeant de la communauté turkmène fut récemment assassiné, le fragile équilibre communautaire, qui se reflète dans la hiérarchie des institutions locales, tient bon. Quant à la menace djihadiste, même si les terroristes rôdent à une trentaine de kilomètres, elle reste contenue dans Kirkouk.
Chez ses habitants, le souvenir des années Daech reste toutefois vivace. « Comment oublier , lance Mgr Thomas, cette nuit du 20 au 21 octobre 2016, lorsque sept de nos étudiantes yazidies que j'avais accueillies au couvent sont restées huit heures couchées sous les lits de leur dortoir, alors que quatre djihadistes buvaient et mangeaient dans leurs chambres et la cuisine de leur logement. Heureusement, un de nos paroissiens, resté en contact via SMS avec l'une d'elles, a réussi à les faire sortir, lorsque l'assaut a été donné par l'armée. Un vrai miracle ! »
À quelques encablures de l'évêché, des déplacés de la guerre contre Daech vivotent, depuis des années, dans des taudis en briques. Ils attendent de pouvoir rentrer chez eux. Myriam, une veuve venue en 2016 de la région de Diyala, où Daech est encore menaçant, se plaint que le gouvernement n'a pas accédé à sa demande d'aide sociale pour elle et ses trois enfants. « Son mari était un djihadiste » , glisse un travailleur humanitaire.
« Je préfère encore la pagaille actuelle à la stabilité sous Saddam. À l'époque, il n'y avait aucune lueur au bout du tunnel » : Mgr Thomas est un optimiste invétéré. Au pas de charge, il fait visiter le centre pour enfants autistes qu'il a créé à Kirkouk, puis le village chrétien de Cekanyan, qu'il a contribué à édifier à la lisière de la ville. « L'émigration est un mirage » , prévient-il. Il y a urgence à la freiner : Kirkouk ne compte plus que 1 000 familles chrétiennes.
Difficile pourtant d'être optimiste. « Notre situation est tout simplement catastrophique » , tranche un ministre du premier gouvernement post-Saddam, assis dans un café branché de Bagdad, où garçons et filles peuvent faire de la gym dans une salle attenante au bar. « Notre démographie est galopante , ajoute-t-il, 1 million d'habitants en plus chaque année. Comment les soigner et les éduquer ? » « Nos universités bradent leurs diplômes » , renchérit un enseignant, qui compte s'exiler. « Lorsque je mets une mauvaise note , dit-il, l'étudiant va se plaindre auprès du ministère qui nous demande de relever sa note. Et c'est encore pire dans les universités privées que les leaders politiques corrompus ont créées pour blanchir leur argent sale. »
Signe de leur désarroi persistant, les sunnites, qui en 2005 refusaient le fédéralisme de peur d'être encore plus marginalisés, le réclament désormais. De leur côté, les chiites, au pouvoir depuis vingt ans mais corsetés par des partis religieux, ont échoué à créer leur technostructure.
Pour eux, l'alarme a sonné fin 2019, lorsque la jeunesse chiite s'est révoltée contre les dirigeants d'un pays parmi les plus corrompus au monde, incapable de fournir des services à la population. Si « la révolution d'Octobre » a été sévèrement réprimée (800 morts), ses germes sont toujours là, portés par une société civile émergente. D'autant qu'au gouvernement de Moustapha Kazemi, accusé de corruption, a succédé, en octobre, celui de Mohammed Chia al-Soudani, fortement cornaqué par « l'État profond chiite » et deux de ses leaders, l'ancien premier ministre Nouri al-Maliki et Qaïs al-Khazali, chef de la milice Assaïb Ahl al- Haq. Des milices réapparues dans les rues de Bagdad, après s'être faites relativement discrètes sous Kazemi.
« Je suis devenu le diable » , confie au téléphone Moustapha al-Kazemi, depuis l'étranger. La chasse aux sorcières a été lancée contre lui et ses amis, accusés d'avoir dérobé de l'argent public. « M. Soudani sait que la coalition parlementaire qui le soutient est impopulaire , analyse Raed Fahmi, ancien ministre des Sciences et de la Technologie. Il a recruté 800 000 jeunes pour acheter la paix sociale et calmer la situation jusqu'aux prochaines élections. Il vient d'approuver un budget pour trois ans de 150 milliards de dollars de dépenses chaque année. Il a de la chance, l'État est riche avec un baril à 80 dollars. Mais jusqu'à quand ? » L'Irak est décidément loin d'en avoir fini avec son passé.
Malbrunot, Georges
Le Figaro du 20 mars 2023
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