La décision inopinée du premier ministre, Najib Mikati, de reporter d’un mois le changement d’heure est contestée par le camp chrétien
Les Libanais se surpassent dans ce qu’ils savent faire le mieux : ne jamais s’accorder sur rien. Depuis dimanche 26 mars, le pays du Cèdre vit au rythme de deux fuseaux horaires distincts. C’est la conséquence de la décision du premier ministre intérimaire, Najib Mikati, de retarder le passage à l’heure d’été et du rejet de cette initiative par une partie de la société.
L’ambiance était ubuesque lundi 27 mars au matin : les élèves des écoles chrétiennes, pilier du secteur éducatif, sont allés en classe calés sur l’heure d’été, que suivent aussi certains médias ou entreprises privés. Mais les employés de l’Etat et ceux des banques sont restés à l’heure d’hiver. Une cascade de couacs et de dysfonctionnements guette le pays en faillite. A moins d’un rebondissement, la schizophrénie devrait durer plusieurs semaines. La décision de M. Mikati, annoncée de manière inopinée, jeudi 23 mars, prévoit que le Liban passe à l’heure d’été autour du 21 avril, soit le jour de clôture du ramadan, même si aucune référence n’a été faite par les autorités au mois de jeûne des musulmans. D’habitude, le Liban avance ses horloges d’une heure lors du dernier week-end de mars, comme dans le reste du monde.
Cette annonce surprise n’est pas le fruit d’une concertation – le gouvernement, chargé de la gestion des affaires courantes, se réunit rarement – et aucune explication n’a été fournie. Mais une vidéo qui a fuité montre l’indéboulonnable président du Parlement, Nabih Berri, converser avec Najib Mikati sur un report du passage à l’heure d’été, afin de rendre moins tardif le repas de rupture du jeûne, calé sur le coucher du soleil.
Flot de railleries
Les spéculations vont bon train : s’agit-il d’une mesure destinée à satisfaire les Libanais musulmans – Nabih Berri est chiite, tandis que Najib Mikati est sunnite – ou d’une diversion, alors que la monnaie nationale périclite ? Ou un message voilé pour rappeler que les musulmans sont majoritaires au Liban, ou encore une provocation politique destinée à démontrer que les deux hommes tiennent les rênes du pouvoir en l’absence d’un président ? Le siège du chef de l’Etat, dévolu à un chrétien maronite, est vacant depuis cinq mois. L’élection est gelée par les querelles partisanes.
Un flot de railleries et de réactions consternées, provenant de tout le spectre confessionnel libanais, a suivi l’annonce. Champions en humour noir, les Libanais ont ironisé sur la capacité de leurs leaders à acheter du temps, alors que le pays sombre, et à s’extraire de toute contrainte internationale. Des critiques de bon sens ont fait valoir que le report hâtif était un casse-tête pour l’aviation et pour nombre d’entreprises dont les systèmes informatiques passent automatiquement à l’heure d’été.
Mais la fronde s’est ensuite développée sur des lignes sectaires. Le patriarcat maronite, institution religieuse représentant la plus grande communauté chrétienne du Liban, a rejeté samedi la décision. Les principaux responsables politiques chrétiens, comme Samir Geagea (Forces libanaises) et Gebran Bassil (Courant patriotique libre), qui se détestent cordialement, par ailleurs, ont appelé à la résistance contre « l’heure Berri-Mikati » .
Le leader druze Walid Joumblatt, pour qui il y a d’autres urgences que d’avancer ou de retarder l’heure, a dépêché l’un de ses fidèles auprès de Nabih Berri pour tenter une médiation. La controverse offre aux « zaïm » (chef de file) libanais l’occasion inespérée de se poser en défenseur de « leur » communauté.
« Si tout ce cirque se développe, c’est aussi à cause de la mentalité sectaire du pays. La décision de Mikati et de Berri est stupide, mais la surréaction chrétienne est exagérée » , estime Nada, une chrétienne mariée à un musulman, qui se prépare à un mois de migraines. Au Liban, toute initiative ayant trait, de près ou de loin, au facteur religieux provoque des réactions épidermiques. Mais le clivage en cours s’inscrit dans un climat inquiétant de repli communautaire. La crise totale – politique, économique, financière – que traverse le pays ravive la peur de chaque confession de « disparaître » de la table des négociations intercommunautaires ou d’être « soumis » à la décision de « l’autre ». Une aubaine pour les partis confessionnels, qui avaient été déstabilisés par la révolte antisystème de l’automne 2019 et ont remis la main sur leurs partisans en les aidant, à travers des aides sociales, à faire face à la crise. Des Libanais préfèrent ironiser : selon eux, le pays s’est doté d’une capacité nouvelle, celle de voyager dans le temps.
Laure Stephan
Le Monde du 28 mars 2023
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