Le silence embarrassé des juifs français

 

La droitisation de la communauté restreint les critiques à une poignée de figures libérales

Dans la communauté juive française, la radicalisation de l’Etat hébreu, dirigé depuis trois mois par une coalition d’ultraorthodoxes et d’ultranationalistes, suscite davantage d’embarras que d’indignation.
Lorsque Benyamin Nétanyahou a publié, le 28 décembre 2022, à Jérusalem, son programme de gouvernement, les diasporas juives américaine et canadienne se sont immédiatement mobilisées, à l’unisson du mouvement de contestation en Israël. Dans ces communautés, l’entrée en force des suprémacistes juifs dans l’exécutif israélien et les projets qu’ils portent, aussi bien la remise en question de l’indépendance de la Cour suprême que l’annexion rampante de la Cisjordanie, suscitent une forte inquiétude. Celle-ci s’exprime dans la presse, sur les réseaux sociaux et sous forme de manifestations.
Mais, en France, où réside la troisième communauté juive la plus importante – loin derrière Israël et les Etats Unis –, au-delà de quelques voix libérales qui s’opposent à cette dérive, c’est une forme de gêne qui domine. Le 2 février, lors de la visite de M. Nétanyahou à l’Elysée, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Yonathan Arfi, un chef d’entreprise de 42 ans qui a la rude tâche de représenter une communauté juive française hétérogène, s’était contenté de demander au premier ministre israélien de faire des efforts de « communication à l’égard de la diaspora » .
La politologue Dominique Schnapper, autrice de plusieurs livres sur les juifs français, attribue cette attitude au fait « que beaucoup d’entre eux ont de la peine à suivre les soubresauts de la vie politique israélienne et craignent l’accusation de double allégeance, alors qu’ils se sentent d’abord citoyens français ».
Cette réserve n’est pas nouvelle. Les débats animés des années 1990 autour, notamment, de la défense de la solution à deux Etats ont disparu avec l’effondrement du processus de paix et l’effacement progressif des voix de gauche au sein de l’intelligentsia juive – en raison d’une absence de relève et de la droitisation du champ intellectuel français. Moins de penseurs et de porte-voix, moins de disputes.
La hausse très significative des actes antisémites et des attentats islamistes en France, ces dernières années, a aussi changé la donne. « Ce n’est pas que l’on ne discute plus au sein de la communauté juive, explique l’avocat Patrick Klugman, ancien président de l’Union des étudiants juifs de France et ancien vice-président de SOS-Racisme, très critique à l’égard de la nouvelle coalition israélienne. Mais je sens la peur que la critique soit portée par des malveillants à l’égard d’Israël. »
Parmi les juifs français, ceux qui s’élèvent contre la ligne du gouvernement Nétanyahou libèrent un flot instantané de réactions acerbes qui obligent les dirigeants des associations à marcher sur des œufs. Dans ce genre de situation, quand le ton monte, les radios communautaires comme RCJ ou Radio J ont appris à fermer les commentaires de leurs auditeurs.
La communauté s’est droitisée et, dans certaines de ses strates, est devenue plus religieuse, reconnaît le journaliste de Radio J Frédéric Haziza. « Il y a un racisme antimusulman au sein de la communauté juive et des porte-voix d’extrême droite très actifs dans la mouvance d’Eric Zemmour ou du député Meyer Habib » , dit-il . Proche de l’aile droite du Likoud, élu déjà deux fois à l’Assemblée nationale sur une liste UDI, ce dernier se présente à la législative partielle de la 8e circonscription des Français de l’étranger (qui couvre Israël et l’Italie) des 2 et 16 avril, après l’invalidation de son élection en 2022 pour « irrégularités ». Dans sa bouche, comme dans celle de sa principale adversaire, Deborah Abisror-de Lieme (Renaissance), aucune critique de la fuite en avant de la coalition israélienne.

« Suicider le pays »
Dans les institutions aussi, les équilibres ont changé. Alors que le CRIF avait toujours été présidé par des ashkénazes, il est depuis 2016 dirigé par des séfarades, ces juifs arrivés du Maroc ou d’Algérie après les indépendances, dans la douleur d’un eldorado perdu et l’humiliation d’être un « rapatrié ». « Les séfarades sont aujourd’hui majoritaires , note Michèle Sibony, militante de L’Union juive pour la paix, organisation antisioniste opposée à l’occupation des territoires palestiniens. Ce qui fait que le judaïsme français est aujourd’hui postcolonialiste, souvent porté à voir dans les Arabes les responsables de ce qui leur est arrivé. »
Est-ce tout cela qui explique la différence entre la vigueur des réactions aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne et la timidité du débat en France ? « La communauté juive américaine a moins d’anxiété à l’idée d’exprimer son opinion à l’égard d’Israël. Elle a une conscience forte de son nombre et de sa puissance, analyse le sociologue Danny Trom, qui vient de publier un ouvrage érudit, L’Etat de l’exil. Les juifs, l’Europe, Israël (PUF, 288 pages, 18 euros). Pour les juifs français, soit le rapport avec Israël est si fort qu’il suscite une adhésion complète et conduit à faire son alya [immigration en Israël]. Ceux-là sont généralement plus traditionalistes et plus religieux. Soit il y a un mouvement de réserve, une analyse politique qui ne trouve pas de débouché ou ne veut pas s’exprimer. »
Le 1er février, l’essayiste Jacques Attali a dû se sentir probablement très seul lorsqu’il a publié sur son blog un avertissement solennel : « L’histoire humaine est remplie d’exemples de peuples et de civilisations qui, consciemment ou pas, se sont suicidés (…). C’est aujourd’hui le cas de bien des nations, et peut-être de l’humanité tout entière. Et en particulier de l’Etat d’Israël » , écrivait-il.
L’originalité de ce texte en forme de coup de semonce réside dans le fait qu’il aborde ce qui est trop souvent l’angle mort des débats des associations juives : le pouvoir corrupteur de l’occupation des territoires palestiniens, qui, à mesure qu’elle s’éternise, remet en cause le caractère démocratique d’Israël, encore plus sûrement que la réforme de la Cour suprême. « Moralement, on ne peut rester un grand pays moral quand toute une jeunesse ne connaît ses voisins qu’au bout d’un fusil, quand un gouvernement traite les autres comme des sous-hommes, et en tout cas comme des sous-citoyens » , assène Jacques Attali.
Autre figure libérale de la communauté, l’écrivaine et rabbine Delphine Horvilleur multiplie articles et conférences pour dénoncer « cette captation d’héritage qui nous fait honte, ce kidnapping idéologico-religieux opéré par les membres de la nouvelle coalition israélienne qui vise à ce que le sionisme ne soit plus que leur idolâtrie de la terre et que le judaïsme se confonde avec leur orthodoxie » . Elle appelle les juifs français à sortir de l’omerta. « Dans l’intérêt d’Israël, par amour pour Sion , dit-elle, la diaspora doit soutenir ces centaines de milliers d’Israéliens de droite, de gauche, riches et pauvres qui se battent pour préserver la démocratie et l’esprit même du judaïsme, qui est la conscience de l’altérité. »
Au cœur des institutions juives, on l’écoute avec un brin de condescendance : « Elle est minoritaire » , voilà ce qui revient toujours. « C’est drôle que l’on ne dise jamais cela à des plus barbus que moi, comme si le fait d’être plus conservateur était un gage d’authenticité » , rétorque-t-elle, en notant que les élections au sein du Consistoire central israélite de France se font toujours à partir de quelques centaines de votants.
Depuis, d’autres voix se sont exprimées, et l’atmosphère a un peu changé. Pierre Lellouche, ancien ministre de Nicolas Sarkozy, s’est lui aussi inquiété, sur Radio J, le 26 février, de voir Israël divisé désormais « en deux mondes : l’Israël du high-tech et un monde totalement médiéval qui joue sur la singularité religieuse pour en faire l’ADN absolu, qui interdit toute relation avec le monde autour, c’est-à-dire les Palestiniens et le monde arabe (…). J’en veux beaucoup à “Bibi” Nétanyahou d’avoir tissé cette alliance pour rester au pouvoir avec quelque chose qui peut suicider le pays. (…) Ils peuvent emprunter une route qui peut les couper de tout le monde, y compris des Etats-Unis. Il y a un risque qu’ils deviennent aussi fermés que l’Iran. »

Refus de servir de « caution »
Le 9 mars, un large collectif d’intellectuels et d’artistes formé à l’initiative des philosophes Raphael Zagury-Orly et Jacob Rogozinski a exprimé, dans une tribune au Monde , son refus de voir son attachement à Israël servir « de caution à un régime autocratique et nationaliste. Nous ne voulons pas qu’Israël soit indéfendable. » L’annonce de la venue à Paris, dimanche 19 mars, du ministre des finances Bezalel Smotrich, un ultrareligieux, homophobe, anti-arabe et frontalement opposé à un Etat palestinien, a fini par réveiller quelque peu les porte-parole de la communauté.
Lors de son passage à Washington, le 12 mars, des centaines de juifs américains avaient manifesté, aux cris de « honte », sous les fenêtres de son hôtel. Le lendemain, le président du CRIF, Yonathan Arfi, sans se départir de sa très diplomatique modération, s’est autorisé à dénoncer les « discours populistes, stigmatisants et haineux dans le débat public israélien, et ce jusque dans les propos de certains ministres en poste ».
Echaudé, le ministre d’extrême droite a laissé entendre qu’il renonçait à son déplacement en France, de façon à désamorcer les oppositions à sa venue. Le lieu de la réunion, un salon de réception du 8e arrondissement, a été tenu secret presque jusqu’au dernier moment. L’information a fini par fuiter, et une quinzaine de personnes ont réussi à venir manifester aux abords de la salle. Mais il s’agissait essentiellement d’expatriés israéliens, en lien avec les mouvements qui organisent la contestation dans les rues de Tel-Aviv, et non de juifs français. Dans cette communauté, l’attentisme reste la règle.

Raphaëlle Bacqué
Le Monde du 27 mars 2023

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