L’avocat Patrick Klugman explique dans une tribune au « Monde » que le mouvement de contestation contre le projet de réforme de la justice voulu par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou transcende tous les clivages traditionnels : entre la gauche et la droite, les religieux et les laïcs, les Ashkénazes et les Séfarades.
Avec le limogeage du ministre de la défense, Yoav Galant, qui appelait à suspendre la réforme judiciaire, la crise politique israélienne semble atteindre son paroxysme. Benyamin Nétanyahou se trouve tel le joueur acculé qui fait « tapis » et pousse son avantage au risque de tout perdre : dignité et majorité. Il est entré dans une phase « à la Gambetta », ne lui restant plus qu’à se soumettre ou à se démettre. Retirer la réforme ou retourner devant les urnes. Il a finalement opté pour une ultime ruse, une suspension jusqu’alors inenvisageable.
Cette journée et celles qui l’ont précédée sont sans précédent dans la jeune et déjà longue histoire de l’Etat d’Israël. Les dérives populistes au sein des vieilles démocraties sont pourtant légion et seraient même en passe de devenir la règle.
Dans certains cas, comme en Hongrie ou en Pologne, de nouvelles majorités en profitent pour mettre au pas le système judiciaire, voire osent éliminer l’opposition démocratique, comme en Inde où l’opposant Rahul Gandhi a été évincé du Parlement. Aucun de ces mouvements de reprise en main autoritaire ne s’est fait sans contestation, parfois au péril de vagues d’arrestations pour ceux qui s’y sont risqués, comme en Tunisie.
Des formations extrémistes
Cependant, nulle part on aura vu une dérive populiste arrêtée par un mouvement populaire. C’est précisément ce qui se produit sous nos yeux en Israël. Le cœur du malaise démocratique israélien est bien connu. Pour regagner le pouvoir, Benyamin Nétanyahou s‘est allié à des formations extrémistes, comme les partis de ses ministres Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir qui font assaut de déclarations suprémacistes, racistes ou homophobes, que leur participation au gouvernement ne semble pas tarir.
Ensemble, ils entendent réformer le système judiciaire en vue de réduire les pouvoirs de la Cour suprême. En d’autres termes, selon la plupart des observateurs, ils entendent porter atteinte à la séparation entre les pouvoirs exécutif et judiciaire, en mettant le second en coupe réglée sous l’autorité du premier.
La coalition gouvernementale israélienne fait face à une contestation inédite avec une mobilisation populaire qui s’est étendue à toutes les strates de la société et à tout le territoire. Si l’épicentre reste Tel-Aviv, on compte désormais des mobilisations jusque dans les territoires occupés et parmi les hauts grades de Tsahal, ce qui ne s’était jamais vu. Chaque samedi soir, depuis douze semaines, des manifestations monstres envahissent le pays et ont atteint leur paroxysme avec la « semaine de paralysie », entamée le 27 mars.
Mobilisation pacifique
La Histadrout, le grand syndicat des travailleurs, a pour sa part décrété une grève générale paralysant aéroports, hôpitaux et universités. Avec l’appel de plus deux cents investisseurs, de la plupart des universitaires, de nombreux diplomates, de l’ancien premier ministre Ehoud Barak, du président de l’Etat, Isaac Herzog, à retirer ou à suspendre le processus de réforme judiciaire, il est impossible de nommer un secteur de l’opinion qui n’ait été gagné par la contagion.
Symptôme de la gigantesque fronde que rencontre Beyamin Nétanyahou, plus aucun déplacement, à Rome, à Londres ou à Washington, n’est épargné par des manifestations publiques venues d’Israéliens expatriés ou de responsables communautaires de la diaspora ordinairement loyaux et silencieux vis-à-vis de la politique du gouvernement en place, quelle que soit son orientation.
Les Israéliens redoutent majoritairement une tentative de redéfinition de ce qu’est l’Etat d’Israël, c’est-à-dire du sionisme, comme un Etat juif et démocratique, deux notions au cœur de la Déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël [en 1948], pour complaire aux intérêts immédiats et antagonistes du premier ministre et de sa coalition.
De fait, la contestation transcende tous les clivages traditionnels : ceux de la gauche et de la droite, des religieux et des laïcs, des juifs ashkénazes et séfarades. Surtout, la mobilisation reste pacifique en dépit de la virulence de certains, et surtout de son ampleur, ce qui est remarquable.
Des solutions existent
Le gouvernement, qui peut encore compter sur une fragile majorité au Parlement, qui s’étiole jour après jour, continue vaille que vaille le processus législatif, tant et si bien que la situation fait figure d’impasse totale et parfaite. Si chaque camp agite le risque de guerre civile, voire de sécession, l’issue la plus probable et souhaitable reste le retour aux urnes à plus ou moins brève échéance.
Cependant, des solutions de sortie de crise plus profondes existent. Elles démontrent l’essoufflement d’un régime parlementaire à la proportionnelle intégrale sans constitution (même s’il est doté de lois fondamentales qui ont été adoptées de manière empirique). Ironie de l’histoire, la piste la plus sérieuse consiste dans la tentative de compromis, présentée par le président Herzog qui est sorti du rôle purement protocolaire qui lui est dévolu et qui pourrait être l’amorce d’une présidentialisation du régime et peut-être de la naissance d’un mouvement constitutionnel israélien, c’est-à-dire la conclusion opposée au projet porté par la coalition au pouvoir.
Soixante-quinze ans après la création d’un des seuls Etats qui s’est constitué comme une démocratie – la seule du Moyen-Orient – et qui a toujours été démocratique, on pourra dire qu’Israël ne fait décidément rien comme les autres. Ce serait le seul pays au monde gouverné par une authentique coalition d’extrême droite, et comportant au gouvernement des membres dont la radicalité ferait rougir bien des régimes autoritaires, entravé dans un projet de réforme populiste par une révolte populaire. Et le plus incroyable, dans ce pays où l’armée joue un rôle essentiel, c’est que c’est au sein des rangs de celle-ci que se trouve l’un des foyers de contestation démocratique les plus solides.
Il y a donc malgré l’effondrement du camp de la paix, malgré le risque sécuritaire permanent, malgré les divisions au sein de la société israélienne un phénomène qui s’observe ici de manière singulière et remarquable, l’attachement viscéral d’un peuple à la démocratie dans un moment où elle semble menacée. Un tel constat n’a été observé nulle part ailleurs dans de telles proportions, ce qui donne une seconde vie à l’expression consacrée, en hébreu : rak bé Israël, « nulle part comme en Israël ».
Patrick Klugman
Le Monde du 28 mars 2023
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