Israël : « Pour s'accrocher au pouvoir, l'extrême droite cherche à changer les règles du jeu »

 

L'historien Elie Barnavi salue les mobilisations qui, depuis dix semaines, rassemblent à travers le pays des dizaines de milliers d'Israéliens opposés à la réforme de la Cour suprême voulue par le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Un coup d'Etat constitutionnel. Entretien.
Ils étaient encore des dizaines de milliers à manifester, samedi 11 mars, dans les principales villes d'Israël. Un demi-million même selon les organisateurs - un record dans l'histoire de ce pays comptant moins de 10 millions d'habitants, rapporte le quotidien de gauche « Ha'Aretz ». Depuis dix semaines, la mobilisation contre la dérive illibérale du gouvernement dirigé par le Premier ministre Benyamin Netanyahou ne faiblit pas en Israël. Pour revenir à la tête de l'Etat hébreu, le leader conservateur s'est allié avec l'extrême droite et les ultraorthodoxes. Ensemble, ils veulent faire voter une réforme judiciaire qui risque d'anéantir tout contre-pouvoir. Pour les libéraux qui chaque semaine descendent de plus en plus nombreux dans la rue, il s'agit tout bonnement d'un coup d'Etat constitutionnel.
L'historien Eli Barnavi, membre de l'organisation pacifiste La Paix Maintenant et ex-ambassadeur d'Israël en France (2000-2002), a récemment exprimé, dans une tribune avec une centaine d'anciens diplomates et hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères israéliens, sa « profonde inquiétude » face à l'action de ce nouveau gouvernement. Pour « l'Obs », il revient sur l'origine et les raisons de cette dérive droitière.

C'est un Israël partagé en deux camps très distincts qui nous apparaît aujourd'hui. D'où vient cette division ?
Elie Barnavi C'est une fracture ancienne, mais qui a pris une dimension neuve, extrême, en raison du résultat des dernières élections [les cinquièmes en moins de quatre ans, organisées le 1 novembre 2022] et de la nature même du gouvernement que nous avons, un gouvernement dans lequel Benyamin Netanyahou s'est allié avec l'extrême droite.
En réalité, tout procède de l'occupation de la Cisjordanie. L'idée qu'on allait pouvoir occuper un territoire et préserver la démocratie israélienne était une idée folle. Ça ne pouvait pas marcher. C'est un peu comme le nuage de Tchernobyl. La radioactivité était censée s'arrêter aux frontières de la France, n'est-ce pas ? L'occupation a elle aussi un effet éminemment toxique sur notre pays. Elle a empoisonné petit à petit la vie publique au point de diviser les Israéliens en deux camps opposés : l'un libéral, attaché à la démocratie ; l'autre illibéral. Ce second camp est lui-même composé de deux nuances importantes : d'une part, les « Bibistes » attachés de manière inconditionnelle à Netanyahou, comme les « Trumpistes » vénèrent Trump ; et d'autre part, le camp religieux ou national-religieux qui est déterminé non seulement à annexer le territoire palestinien mais à mettre en oeuvre un grand projet messianique fondé sur une définition étroite du judaïsme, ethnocentrique.

Israël, un pays fracturé depuis l'alliance de Netanyahou avec l'extrême droite. Comment l'extrême droite a pu s'emparer des commandes du pays ?
C'est une question de politique politicienne, de « politique stupide » si vous voulez. On aurait pu éviter la victoire de l'extrême droite à ces élections. Les libéraux ont perdu sept mandats car, et c'est l'une des caractéristiques de notre camp, nous ne savons pas nous unir. Nous nous tirons dans les pattes, laissons libre cours à nos problèmes d'ego et changeons de leader comme de chemise quand, en face, Netanyahou s'enracine depuis vingt ans à la tête de la droite ! Malheureusement, à gauche, il est d'usage d'être plus dur avec son propre camp qu'avec ses adversaires. C'est ainsi qu'avec un peu moins de voix que nous, l'extrême droite est arrivée au pouvoir par le jeu de la proportionnelle et le fait que nos divisions ont fait passer un parti arabe [Balad] et le parti de gauche Meretz sous le seuil d'éligibilité [pour faire son entrée à la Knesset, le Parlement israélien, une formation politique doit obtenir au moins 3,25 % des suffrages].

Ce système proportionnel est-il toujours adapté ?
J'étais très hostile à la proportionnelle, je le suis moins à présent : c'est un élément parmi beaucoup d'autres qui ont joué un rôle dans l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite. Ce n'est pas en changeant de mode de scrutin que nous résoudrons le problème. Adopter un système majoritaire, ce serait couper la Knesset de la société israélienne et de la complexité de sa composition. Ça ne marcherait pas.
Ce que ces élections ont montré, c'est que, en élevant le seuil d'éligibilité afin d'éviter la fragmentation partisane, on n'a pas réussi à éviter le phénomène. Au contraire : si on l'avait baissé, les deux partis libéraux qui ont disparu de l'assemblée y seraient encore. Le fait est que le peuple israélien est fragmenté. Et la Knesset le reflète. En outre, nous avons déjà essayé d'autres choses, comme l'élection directe au suffrage universel du Premier ministre [dans les années 1990] par exemple. Ça n'a pas fonctionné pour autant.

En Israël, la logique de l'extrême droite. Comment expliquez-vous la disparition progressive de la gauche du paysage politique ?
La guerre des Six-Jours [en 1967, lorsque Israël conquit la Cisjordanie] a libéré des forces, des passions, qui avaient jusque-là été réduites à la portion congrue pendant toute l'histoire du sionisme. Le sionisme, ce sont des gens sans religion qui ont créé un Etat selon des principes issus du socialisme et de la démocratie libérale. Je comprends que certains contestent cette vision, mais il est indiscutable que les nationaux-religieux étaient la cinquième roue de la charrette sioniste. Leur heure est venue en 1967. L'histoire avait épuisé les fondateurs de l'Etat et ces gens sont arrivés, assoiffés de pouvoir et remplis du complexe de n'avoir pas compté jusque-là. Nous les avons laissés faire parce que nous étions sur la défensive, nous avions perdu notre pertinence. Nous avons été balayés.
L'un des meilleurs exemples est le sort du Parti travailliste. Ce parti qui a bâti le peuple israélien, pas seulement depuis la fondation de l'Etat d'Israël en 1948, mais depuis les débuts même du mouvement sioniste [sa première version est fondée en 1919 par David Ben Gourion] , n'a plus que quatre députés actuellement dans la Knesset. Le parti semble ne plus rien avoir à offrir à ses électeurs. Il est désormais associé, non pas à la saga glorieuse de la création de l'Etat d'Israël, mais à l'échec de l'intégration des nouvelles vagues d'immigrants, en particulier les Orientaux.
Il n'est pas dit que le camp d'en face soit davantage pertinent. Mais c'est plus facile pour eux, parce qu'ils n'ont pas de réponse rationnelle à apporter à leurs électeurs. Il leur suffit d'exciter les passions tristes, d'attiser la haine de l'autre. La haine, c'est ce que cultivent la droite et l'extrême droite. Je ne parle pas d'une droite libérale qui a des idées sur la marche correcte de l'économie et de la société. Malheureusement, il n'y a pas de débat d'idées ici. Imaginez que le principal parti de droite israélien, le Likoud [la formation de Benyamin Netanyahou] , est allé aux dernières élections sans programme !
Ce que j'espère, c'est que ce passage de l'extrême droite aux commandes du pays va clarifier les choses. Nous avons en effet un gouvernement de bric et de broc, incapable de régler les problèmes. Leur expérience au pouvoir est si catastrophique que cela peut-être salutaire, car les gens le comprennent petit à petit. On ressent déjà les effets de leur incompétence sur l'économie. Or la bonne santé économique du pays est la fierté de Benyamin Netanyahou. Israël est effectivement une formidable success story économique et technologique. Mais, désormais, l'argent sort du pays pour des raisons à la fois purement économiques et idéologiques. C'est l'un des slogans phare des manifestations : « Pas de high-tech sans démocratie. » C'est tout un secteur clé qui est dans la rue. Des économistes de renom, parmi lesquels d'anciens gouverneurs de la banque centrale, des sommités universitaires, des prix Nobel, ont signé une lettre alertant Netanyahou sur la situation. Et il n'en a pas trouvé un pour le soutenir.

Israël : à la recherche de la gauche perdue. Le camp libéral s'exprimait peu ces dernières années. Finalement, il semble plutôt vivant ?
Le camp libéral-démocrate, qui va du centre droit à la gauche, est resté, c'est vrai, longtemps endormi. Vous savez, le problème des libéraux en général, partout, sous tous les cieux, c'est que nous sommes des gens polis et par définition tolérants. Nous sommes capables de subir beaucoup de choses, et pendant longtemps. Mais cette coalition gouvernementale, avec son projet de coup d'Etat constitutionnel, nous a mis le couteau sous la gorge. Eux ne se sont pas radicalisés : ils l'étaient déjà ! Pour nous les libéraux, la prise de conscience qu'un changement de régime est à l'oeuvre nous a, c'est vrai, radicalisés. On s'habitue à tout, nous nous étions habitués à l'occupation. Nous voyions ce qui se passait, le déplorions, mais notre mode de vie n'était pas menacé... Aujourd'hui, il l'est. Et c'est ce qui pousse des centaines de milliers de personnes dans la rue. Netanyahou ne s'attendait pas du tout à une telle mobilisation. Il n'avait pas prévu que la société civile peut, elle aussi, montrer les dents.

Les positions se radicalisent... Jusqu'où les choses peuvent-elles aller ?
Les sentiments sont exacerbés, on perçoit même de la haine. Et je n'exclus pas qu'il puisse y avoir des violences. D'autant que ce gouvernement est évidemment incapable de gérer la situation sécuritaire. Ils sont arrivés au pouvoir en promettant ce qu'ils appellent « une bonne gouvernance » . Or, à chaque pas qu'ils font, ils attisent les troubles et le terrorisme s'enclenche. Nous sommes déjà dans une sorte de pré-Intifada, qu'ils n'ont aucun moyen d'arrêter. Ils ne savent pas faire. Comme si gouverner était uniquement une histoire de nombre de policiers dans la rue... Leur échec est inscrit. Et donc, pour s'accrocher au pouvoir, ils cherchent à changer les règles du jeu en ôtant tout rôle à la Cour suprême. Ce faisant, ils se heurtent à une mobilisation que le pays n'a jamais connue depuis sa création.
Il y a en démocratie - et nous sommes quand même encore en démocratie -, une puissance politique dans ces mouvements de rejet massif. Déjà, Netanyahou peine à respecter les accords de coalition et un ministre a démissionné. Il y a des craquements. La pression populaire est efficace. Cela fonctionne. Les manifestations n'ont pas lieu uniquement dans les grandes villes libérales, mais également dans les périphéries qui votent traditionnellement pour le Likoud. Les sondages démontrent que les gens de droite n'acceptent pas, eux non plus, la réforme judiciaire. 40 % des électeurs du Likoud n'en veulent pas.
On ne peut pas laisser faire ces hommes. Pour la première fois de ma vie, je peux dire : « j'ai peur » de ce gouvernement. Nous avons eu Yitzhak Shamir Premier ministre [1983-1984, puis 1986-1992] . Un homme de la droite dure. C'était déplaisant, ce n'était absolument pas mes idées. Mais je n'ai pas eu peur pour la démocratie israélienne. Aujourd'hui, si.

L'Obs du 13 mars 2023

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