Israël, Netanyahou et l'État mutant

 

Définir ce qu'est l'État d'Israël n'est pas de tout repos. Il n'a jamais été un État-nation, et s'il le devient, sera-ce toujours Israël ? Dans un récit palpitant, Dany Trom campe le décor.

Benyamin Netanyahou est-il ce qu'il est arrivé de mieux à Israël depuis sa création ? Ou de pire ? Voilà un nationaliste décomplexé qui sert avec ténacité les intérêts de son peuple. Il a oeuvré avec succès à la marginalisation de la question palestinienne, et celle-ci ne représente plus pour son pays un motif d'empoignade avec le reste du monde. Il a également réussi, par les accords d'Abraham, à formaliser une nouvelle alliance avec un certain nombre de pays arabes traditionnellement hostiles. Enfin, sous ses différents mandats, l'économie a prospéré. Cela relève du tour de force. Oui mais, bien sûr, ce n'est pas si simple. L'éloignement de toute solution palestinienne signifie, à moyen terme, une situation d'apartheid en Cisjordanie, et donc de guerre permanente. Sur le plan intérieur, le projet de réforme de la Cour suprême est une transgression périlleuse du pacte tacite qui a fait Israël. La Cour a défini, au fil des années, ce qui est possible et ne l'est pas vis-à-vis de minorités qui composent ce pays mosaïque, hérité du méli-mélo laissé par la tutelle ottomane. Netanyahou accepte donc le risque de faire basculer son peuple dans un état de guerre civile larvée. Celle-ci opposera ceux qui maintiennent leur attachement au mythe fondateur - Un État asile des minorités et en premier lieu de la diaspora juive - et ceux qui veulent aller toujours plus loin dans l'ethno-démocratie, ou, en l'occurrence, l'ethno-populisme au bénéfice de la seule majorité juive. Ne parle-t-on pas, certes comme d'une fiction pour se faire peur, d'une sécession territoriale entre Jérusalem et Tel-Aviv, tant les habitants de ces deux villes regardent dans des directions opposées ? Ne parle-t-on pas, cette fois-ci « pour de vrai » , du choix de l'exil des Israéliens les plus favorisés qui ne se reconnaissent plus dans ce nouvel Israël ?

« La polarisation de la société est devenue si forte que l'équilibre délicat qui existait depuis la naissance d'Israël paraît intenable » , nous dit Danny Trom, dont le livre L'État de l'exil arrive à point nommé pour nous éclairer. Sociologue autant que politiste, et rédacteur en chef adjoint de l'excellent site K. la-revue qui dissèque Israël depuis la diaspora européenne, son sujet de prédilection est la stratégie de survie dans l'exil, théorisée, expérimentée, et validée pendant trois mille ans par les rabbins. Danny Trom nous dit que l'exil est la condition indépassable du judaïsme, et que l'État juif, aussi indispensable soit-il, est une anomalie. Ce n'est pas un État-nation comme les autres, mais un « État abri » . La normalisation nationale sacrifierait donc la vocation initiale de l'État juif. Il ne s'agit pas du propos d'un Juif de gauche nostalgique des origines d'Israël (peut-être est-ce aussi le cas, mais ce n'est pas le problème). Il s'agit d'une anthropologie théologico-politique de ce qu'est le judaïsme, lequel, démontre Trom, est incompatible avec le modèle standard de l'État-nation européen.

Cette tension est-elle nouvelle ? Le début de la fin du consensus n'a-t-il pas commencé par l'assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin en 1995 ? Sans doute. Mais, de bricolage en rafistolage, le consensus israélien s'est usé jusqu'à la corde. Car c'est bien de bricolage qu'il s'agit, à partir d'une société juive profondément désunie - sans parler des Arabes israéliens qui représentent 20 % des 9,6 millions d'habitants. Trom cite l'historien Yosef Yerushalmi : « La crise actuelle de l'État juif est largement le fruit de l'inévitable confusion entre divers types d'espoirs juifs qui attendent encore que nous les débrouillions. » La crise actuelle ? Cette citation est tirée d'un livre publié en 1985. La confusion ? Elle est plus sidérante que jamais. Confusion entre les espoirs laïcs et religieux, entre les objectifs du sionisme territorial et du messianisme, entre les Juifs d'Occident laïcs et d'Orient, qui prônent un nationalisme anti-arabe ultralibéral. Le consensus a tenu tant qu'il fallait faire face à l'état d'urgence. État d'urgence de la création d'Israël, quand la tutelle britannique décida de lâcher l'affaire, état d'urgence de la défense d'Israël contre les entreprises de reconquête par les États arabes (1967, 1973), les Intifadas (1987 et 2000), contre le Hezbollah et l'Iran. Tant que l'ennemi est là, la société tient ; quand il n'est plus là, les contradictions de la société prennent le dessus.

Le livre de Danny Trom revient aux origines du sionisme. Il fouille dans les recoins oubliés. Et il nous fait découvrir le refus initial d'un État chez les premiers sionistes, tenants d'une société libérale, agraire, égalitaire. On comprend le blocage mental après 1949. Le récit par Trom de la rédaction toujours reportée d'une Constitution nous fait comprendre cette impossibilité de se définir dans et par un texte juridique consensuel, car, et c'est le coeur du débat: « Israël ne procède pas du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, il procède du droit des minorités à être protégées . » Comme nous le raconte Trom, jamais, ô grand jamais, un peuple juif assemblé n'a voté pour une constituante, et jamais celle-ci ne s'est mise d'accord sur une Constitution. Pourquoi ? Car le peuple d'Israël est à la fois ici, et partout où se trouvent des Juifs. L'État d'Israël est un État abri. À la différence de ces États dotés, eux aussi, d'immenses diasporas (Liban, Arménie), les Juifs n'ont pas voulu une terre en particulier. Le sionisme d'Europe de l'Est a rêvé sans y croire d'autonomie territoriale quelque part entre la Pologne et l'Ukraine, dans la tradition de l'époque d'émancipation des minorités nationales. L'Histoire a montré que cela n'était pas possible.

« Beaucoup de Juifs diraient que l'étatisation était une erreur conceptuelle majeure, qu'on ne pouvait pas terminer l'aventure d'un peuple polycentré, que l'on ne peut pas mettre fin à l'exil, car il est consubstantiel au judaïsme » , nous dit Danny Trom, « même quand le centre a été reconstitué, sous la forme d'un État pour les Juifs, le peuple juif lui est resté extérieur » . Si la diaspora est essentielle et l'État juif, une commodité inévitable qui joue le rôle de « refuge en dernier ressort » pour les Juifs où qu'ils se trouvent, peut-il se transformer en État-nation sans détruire sa raison d'être initiale ? C'est parce que la préférence pour la tutelle extérieure a la vie dure, que l'ancien président de la Knesset, Abraham Burg, avait préconisé « de se mettre sous la tutelle de l'Union européenne » . « Il n'y a qu'en Israël qu'on entend des personnalités officielles dire que, tout compte fait, il vaut mieux faire les choses autrement » , nous dit Trom. Bienvenue dans l'État mutant

Jaigu, Charles
Le Figaro du 09 mars 2023

L'ÉTAT DE L'EXIL Danny Trom, Éditions PUF, 276 p., 18euros.

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