En Israël, Nétanyahou concède une « pause » et sauve sa coalition

 

Les débats sur la réforme controversée de la justice reprendront en mai au Parlement

Acculé par un mouvement de protestation sans précédent dans l’histoire d’Israël, Benyamin Nétanyahou a fini par plier. Le premier ministre israélien, qui menait à marche forcée depuis janvier une réforme fondamentale de la justice, a dû reconnaître, mardi 28 mars, que le pays et ses électeurs eux-mêmes ne comprenaient pas l’urgence qu’il leur imposait.
Il a concédé « une pause » dans son entreprise, qui vise à abolir l’indépendance politique de la Cour suprême, de l’avocate générale et des conseillers juridiques, uniques contre-pouvoirs institutionnels encadrant l’exécutif et la majorité parlementaire. Il renvoie l’examen de ces textes au mois de mai, après les vacances parlementaires de la Pâque juive, qui commencent le 4 avril. « Alors qu’il existe une chance d’éviter la guerre civile par un dialogue, en tant que premier ministre, je ferai une pause pour le dialogue », a annoncé M. Nétanyahou, qui ne renonce pas : « Nous insistons sur la nécessité d’accomplir les changements nécessaires au système judiciaire », rappelle-t-il. Mais il ambitionne d’atteindre cet objectif « par un large consensus ». Il n’est pas assuré qu’il en soit capable.
En brisant son propre élan, M. Nétanyahou reconnaît qu’il n’a pas la pleine légitimité à appliquer telle quelle sa promesse électorale. Ce premier ministre réputé le plus prudent de l’histoire d’Israël a pris des risques inédits depuis trois mois. Il a promis à ses électeurs conservateurs, à ses alliés religieux et d’extrême droite de remodeler l’Etat à leur image. Il a creusé un fossé entre ses soutiens – notamment les partis juifs ultraorthodoxes – et le reste du pays. En procès pour corruption depuis 2021, il a négligé de fournir une explication claire sur les motifs de sa réforme.

Fuite en avant
Celle-ci peut lui permettre de nommer les juges qui auraient à terme à statuer sur son cas en appel. Il a ignoré les vives inquiétudes de la communauté des affaires, comme celles du grand allié américain. Cette fuite en avant interroge sur ce qui demeure du « magicien » Nétanyahou, après plus de quinze ans d’exercice du pouvoir. Tout comme sur sa capacité à gouverner, au-delà de cette réforme.
M. Nétanyahou a différé son annonce – prévue dans la matinée – durant près de dix heures. Entre-temps, il lui fallait sauver sa coalition, menacée d’éclatement, et s’assurer que ses alliés acceptent un report du vote de la réforme, maintes fois refusé. Il fallait aussi que ses soutiens et son parti, le Likoud, organisent une manifestation « spontanée » en sa faveur à Jérusalem, la première. Lundi soir, M. Nétanyahou a dressé dos à dos cette foule de plusieurs milliers de personnes et celles formées par ses opposants, de très loin plus importantes.
Les non-dits abondent dans son discours. M. Nétanyahou n’a pas un mot pour la grève décrétée lundi par la Histadrout, le principalsyndicat du pays, et pour l’ampleur prise par les protestations depuis deux jours. Il ne dit rien non plus de son propre aveuglement, qui l’a conduit à limoger, dimanche, son ministre de la défense, Yoav Galant, précipitant des foules dans les rues. M. Galant s’était rendu coupable d’avoir exprimé les craintes sourdes de l’état-major.
L’armée fait face à des refus sans précédent de servir de la part de réservistes, si la réforme est votée. M. Nétanyahou s’indigne de ce « terrible crime » et appelle la hiérarchie à y mettre sévèrement un terme. Quelques heures plus tôt, le chef d’état-major, Herzi Halevi, avait adressé une lettre à tous les soldats de l’armée régulière et de la réserve. Il reconnaissait implicitement les craintes exprimées depuis des semaines sur la nature démocratique de l’Etat que l’armée sert. Il se disait « responsable du fait que chaque mission qui est confiée [aux soldats] défende la sécurité d’Israël et corresponde aux valeurs de Tsahal ».

Pression de Smotrich
M. Nétanyahou a encore dénoncé « l’anarchie » et les « violences » dont se rendrait coupable « une minorité extrémiste » parmi ses opposants. Dans la soirée, ce sont ses partisans les plus radicaux, des groupuscules d’extrême droite religieuse, qui s’en sont pris à un chauffeur de taxi arabe à Jérusalem, etont tenté de confronter des manifestants contre la réforme.
L’issue de cette journée paraissait écrite dès 13 heures, lorsque le ministre de la justice, Yariv Levin, a annoncé qu’il « respecterai [t] toute décision prise par le premier ministre Nétanyahou concernant la législation relative à la réforme judiciaire ». « Je dis cela en sachant que la situation peut conduire à la chute immédiate du gouvernement et à l’effondrement du Likoud », a-t-il précisé. Membre du parti de M. Nétanyahou, ce doctrinaire avait auparavant menacé de démissionner si l’adoption de la réforme était repoussée. Dans la matinée, la commission des lois, menée par Simcha Rothman (extrême droite religieuse) avait achevé dans la précipitation la rédaction d’un dernier pan de la réforme censé donner tout pouvoir à la majorité parlementaire de nommer les juges de la Cour suprême. En œuvrant ainsi jusqu’au bout, M. Rothman faisait comprendre que, si la réforme était suspendue, la responsabilité en incombait seulement au premier ministre.
Son Parti sioniste religieux a cependant fini par accepter le recul de M. Nétanyahou. Lundi matin, l’entourage du chef de ce parti et ministre des finances, Bezalel Smotrich, affirmait qu’il ne s’opposerait pas à un délai. Face aux manifestants de son camp rassemblés à Jérusalem, M. Smotrich a cependant maintenu la pression sur le premier ministre, estimant qu’in fine « la réforme ne peut être arrêtée ». M. Smotrich dispose de sept députés sur 120 à la Knesset, indispensables à M. Nétanyahou. Il affirme incarner la « majorité » et souhaite défendre le peuple de droite face à « la gauche [qui] s’est emparée des centres de pouvoir d’Israël ».
Son allié, le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir (Force juive, six députés), s’est montré plus difficile à convaincre. Mais vers 16 heures, ce suprémaciste juif, longtemps défenseur d’une guerre raciale contre les Arabes citoyens d’Israël et dans les territoires palestiniens occupés, a fini par accepter ce délai. En échange, il se voit promettre la création d’une nouvelle « garde nationale ». Il aurait autorité directe sur ces supplétifs volontaires de la police, alors qu’il peine depuis trois mois à imposer ses vues à la hiérarchie policière.
L’Association pour les droits civils en Israël s’inquiète de la formation d’ « une milice privée et armée qui serait directement sous le contrôle de Ben Gvir ». Ce ministre est issu d’un mouvement de rue violent. Il a longtemps cornaqué de jeunes miliciens racistes, souvent mineurs, et défendu en tant qu’avocat des colons radicaux de Cisjordanie. Dès sa prise de fonctions, il avait souhaité désengager une part de la police aux frontières de Cisjordanie occupée pour la déployer dans le désert du Néguev israélien, autour de villages bédouins. Mais cette « garde nationale », dont la formation doit être examinée en conseil des ministres dimanche, peut aussi demeurer une coquille vide. Ce projet est un vieux serpent de mer des forces de sécurité, envisagé et repoussé à diverses reprises. Il a gagné en crédibilité après les émeutes intercommunautaires inédites qui ont secoué les villes « mixtes » juives et arabes d’Israël en mai 2021.

Washington salue ce délai
Un ministre travailliste, Omer Bar Lev, a commencé à planifier la formation du corps dès les mois suivants, suscitant des critiques d’anciens cadres de sécurité, qui jugent le projet irréaliste : la police elle-même est déjà en sous-effectif, et l’armée fait face de longue date à des difficultés pour mobiliser ses propres réservistes. Les volontaires pourraient être peu nombreux. Selon la chaîne publique Kan, un premier embryon de cette nouvelle force a déjà été créé en mars dans la ville mixte – juive et arabe – de Lod, épicentre des violences de 2021.
Lundi soir, Washington a salué le délai accordé par M. Nétanyahou à ses opposants, et s’est dit confiant dans le fait qu’Israël ne plongerait pas dans une guerre civile. M. Nétanyahou s’est entretenu lundi avec le général Benny Gantz, meneur du parti d’opposition Unité nationale. Celui-ci lui a enjoint de rendre ses fonctions à M. Galant à la tête du ministère de la défense, en gage d’apaisement. Comme lui, le chef de l’opposition, Yaïr Lapid, se dit prêt à négocier un compromis sur la réforme. Il y voit l’occasion de rédiger enfin la Constitution dont l’Etat ne s’est jamais doté depuis sa naissance, en 1948. Selon une enquête d’opinion, une majorité des électeurs de ces deux opposants sont favorables à ce qu’ils rejoignent le gouvernement, pour enterrer définitivement la réforme présentée par Benyamin Nétanyahou.
Selon deux sondages publiés lundi soir par les chaînes 11 et 12, la coalition de M. Nétanyahou serait en nette minorité en cas de nouveau scrutin, avec une cinquantaine de sièges au Parlement. L’opposition pourrait former un gouvernement avec au moins 61 élus. Le Likoud n’avait pas été aussi impopulaire depuis dix-sept ans. Une nette majorité de ses électeurs refusent le limogeage du ministre Galant.
Lundi, le président, Isaac Herzog, a rappelé le projet de réforme alternatif qu’il avait avancé voilà deux semaines, censé dégager un large consensus. Ce plan remodèle en profondeur les institutions : il politise fortement la sélection des juges de la Cour suprême et réduit leur pouvoir de supervision des lois. Sa cohérence garantit la continuité des institutions. Mais il n’est pas assuré que cet équilibre survive à des négociations entre les partis. Parmi les manifestants, divisés quant à leur objectif final – rejet simple de la réforme ou négociation –, certains appellent déjà à maintenir la pression dans la rue.

Louis Imbert
Le Monde du 29 mars 2023

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