Entretien - Diplomate à la retraite, historien, essayiste et figure du «camp de la paix», Élie Barnavi a servi comme ambassadeur d’Israël en France entre 2000 et 2002.
En 75 années d’existence, l’État d’Israël a traversé de nombreuses épreuves. De votre point de vue, celle qu’il vit actuellement est-elle une crise de plus, ou la manifestation d’un problème plus fondamental?
En effet, Israël a eu son compte de crises politiques. Or, cette fois nous sommes confrontés à quelque chose de différent: un changement de régime. Nous risquons de passer d’une démocratie libérale, imparfaite mais vigoureuse, à une démocratie illibérale, autrement dit à un régime qui ne garde de la démocratie que le vote et fait passer tout le reste à la trappe - la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice, les libertés fondamentales et la protection des minorités, l’impartialité de la fonction publique… On compare souvent ce qui pourrait arriver à Israël aux cas de la Hongrie et de la Pologne, mais je pense que nous risquons pire: la dictature plus le fondamentalisme religieux et l’occupation militaire, et tout cela sans le garde-fou européen. Un cocktail effrayant.
Depuis que cette réforme a été annoncée, les manifestations se succèdent et attirent de plus en plus de monde. Pensez-vous que la rue soit en mesure de faire plier le gouvernement?
Oui, parce que, à partir d’un certain niveau de mobilisation, le pays ne pourra simplement plus fonctionner. Par ailleurs, notez que, généralement, dans un régime illibéral, le pouvoir réussit à se concilier une partie des élites. Or, ici, les élites sont dans la rue. Netanyahou et ses acolytes sont pratiquement seuls. L’économie, l’armée, les services de sécurité, l’université, les intellectuels: toutes les forces vives de ce pays sont vent debout contre cette «réforme». Je ne vois pas comment Netanyahou pourra continuer à gouverner dans ces conditions.
Benyamin Netanyahou et son ministre de la Justice, Yariv Levin, semblent pourtant décidés à aller jusqu’au bout du processus. Dans ce cas, croyez-vous qu’une explosion de violence soit possible?
Oui, parce qu’on nous force à choisir entre deux types de société irréconciliables et qu’il n’y a donc pas de compromis possible. Nous ne sommes pas dans un conflit politique ou sociétal du type de ceux dont vous êtes coutumiers en France . Chez vous, quelle que soit l’issue du bras de fer, nul n’imagine que la démocratie puisse être remise en question. Ici, nous sommes confrontés à un tout autre cas de figure. Certes, la société israélienne est traversée depuis toujours par de multiples clivages. Mais, jusqu’à maintenant, les institutions parvenaient à les contenir par le compromis permanent et, plus profondément, par le sentiment largement partagé que, tout compte fait, ce qui nous unit est plus important que ce qui nous divise. Désormais, les clivages se sont tous concentrés en un seul: pour ou contre le coup d’État judiciaire, entendez pour ou contre la démocratie libérale. Aussi avons-nous changé de registre: à l’adversaire s’est substitué l’ennemi, à l’argument l’invective, à l’incompréhension, le mépris et la haine. Alors, en effet, il y a un véritable risque que la guerre civile froide dégénère en guerre civile chaude. Un bon observateur faisait récemment remarquer que, si le gouvernement allait jusqu’au bout de sa logique, les manifestations de ces dernières semaines paraîtront après coup comme d’aimables promenades de santé.
Dans les semaines à venir, certains des textes qui composent cette réforme pourraient être définitivement votés. Comment anticipez-vous la situation?
Généralement, les intellectuels ont la capacité de concevoir une issue à un problème donné. Souvent ils se trompent, évidemment, mais du moins sont-ils à même d’en ordonner les éléments pour avoir une vision à peu près cohérente de ce qu’il pourrait se passer. Dans cette crise, il est totalement impossible de savoir ce qui nous attend. C’est la nature des révolutions, je suppose. Tout ce que je peux dire est que Netanyahou, obnubilé qu’il est par son propre sort judiciaire, s’est laissé enfermer dans une coalition impossible, sur laquelle il a perdu tout contrôle. Qu’il lâche du lest, et il n’aura plus de majorité, qu’il laisse faire ses alliés d’extrême droite, et il n’aura plus de pays à gouverner. Car une chose est certaine: une fois la réforme votée, la contestation ne se calmera pas, bien au contraire. Que se passera-t-il alors? Je n’en sais rien, mais, tout bien pesé, je ne donne pas cher de la peau de ce gouvernement.
de Dieuleveult, Guillaume
Le Figaro du 23 mars 2023
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