Effondrement économique, désarroi, détresse : vague de suicides au Liban

 

En une semaine, quatre hommes auraient mis fin à leurs jours et leurs noms et photos ont circulé sur les réseaux sociaux liant leur mort à la situation du pays.

«Ça s’est joué à quelques minutes, le temps du trajet... Je ne suis pas arrivé à temps.»La voix de Ali Kalot se brise. Mercredi 1er mars, à 7h50, il reçoit un message sur son téléphone. Son beau-frère, M.S., l’informe que d’ici à quelques minutes il compte mettre fin à ses jours, «trop fatigué de la vie». Ali Kalot se précipite pour tenter de l’en empêcher. «Je n’arrêtais pas de l’appeler, il ne répondait plus...»Arrivé sur place, il retrouve le corps du trentenaire gisant devant sa maison à Deir el-Zahrani, au Liban-Sud.

M.S. était le père d’une petite fille de deux ans et demi et beau-père d’un garçon de 9 ans. En raison de la crise économique, il a quitté l’armée et a tenté de travailler dans un autre domaine, sans succès. H était toujours à cran et avait quitté son foyer deux semaines pour vivre chez ses parents. Le dimanche avant sa mort, autour de la table, les deux hommes ont évoqué le nouveau projet du trentenaire:ouvrir un fum (boulangerie) à Tyr. «Il m’avait dit qu’il allait commencer samedi... Je ne comprends pas», ne cesse de répéter Ali Kalot.

Les familles d’autres suicidés relatent des histoires similaires, comme celle de H.M., du village de Zrariyé, ou de M.I., originaire de Wardaniyé. Les proches de A.A.H., de Zahlé, ne souhaitent pas évoquer le sujet. Contacté par L’Orient-Le Jour, une source sécuritaire confirme que «tout laisse à penser qu’il s’agit bien de suicide dans les quatre cas, même si l’enquête est toujours en cours». Jeudi, P.S., âgé de 62 ans, s’est donné la mort juste après avoir posté un message en ligne où il explique les raisons de son geste lié, notamment, à ses difficultés financières. La presse et les réseaux sociaux dépeignent ces hommes comme les victimes collatérales d’une crise économique qui semble sans issue. Selon un proche de MJ., cet employé du Palais de justice de Saïda, père de deux enfants, croulait sous les dettes. Avant d’attenter à ses jours, il avait écrit une lettre à un ami demandant à ses proches et à son village de lui pardonner. Même scénario dans le cas de M.S. «Suivant les premiers éléments de l’enquête, son geste serait lié à sa situation financière», rapporte le président de la municipalité de Deir el-Zahrani, Hassan Zawawi. Ce n’était apparemment pas le cas de H.M.qui, selon son frère, vivait «confortablement». Concernant A.A.H, 40 ans, issu d’une famille influente à Zahlé, il avait des problèmes d’argent et des dettes, selon les sources du village de notre correspondante Sarah Abdallah. Près de 75 % des Libanais stressés en permanence Cette vague de suicides, qui a eu lieu en l’espace d’une semaine, a suscité l’émoi. «Il apparaît que le suicide est devenu la nouvelle norme au Liban...»déplore une internaute sur Twitter. «Environ 10 % des suicides peuvent être attribués à des événements marquants, comme une grave perte financière, plutôt qu’à une détresse socio-économique permanente», rapporte Mia Atoui, cofondatrice et présidente de l’ONG Embrace.

Alors que le Liban continue sa descente aux enfers, doit-on s’attendre à une augmentation du taux de suicide ? Nombre de recherches scientifiques menées dans différents pays ont démontré une corrélation entre la hausse des cas et la situation économique. Publiée en 2015 dans le World Journal of Psychiatry, l’étude «Systematic review of suicide in économie recession» cite entre autres l’exemple de la Grèce. Entre 2008 et 2011, une corrélation «significativement positive»a été établie entre le taux de suicide et le chômage et la dette. Au Liban, selon les chiffres de l’Administration centrale de la statistique (AC S) et de l’Organisation internationale du travail (OIT), le taux de chômage s’élevait en janvier 2022 à 29,6 %, avec 32,7 % des femmes sans activité contre 28,4 °/o des hommes. Chez les jeunes, il est de 47,8 %. S’ajoute à cela le moral des Libanais qui est au plus bas:74 % d’entre eux ont affirmé être stressés durant «une grande partie de la journée», 56 % ressentent de la tristesse et 49 % de la colère, rapporte Gallup en 2021.

Pour le psychologue clinicien et docteur en neurosciences Albert Moukheiber, il faut s’attendre à une augmentation des suicides. «Au Liban, non seulement la crise perdure, mais elle s’accentue. La population ne voit pas le bout du tunnel.»Selon un rapport de l’OMS publié en 2019,77 % des suicides ont lieu dans des pays à revenu moyen ou faible:au Liban, 82% de la population vit désormais dans une «pauvreté multidimensionnelle», selon un rapport de l’Escwa publié en 2021. Et l’inflation ne cesse de grimper.

Une situation qui accroît les facteurs de stress psychologique. «Ces facteurs peuvent affecter des troubles mentaux préexistants ou les déclencher», poursuit Mia Atoui, qui nuance toutefois, estimant que les troubles anxieux et le sentiment d’impuissance ne se traduisent pas nécessairement par une augmentation des suicides. «Il existe généralement des prédispositions (humeur sombre, anxiété, symptômes dépressifs...) qui, lorsqu’elles sont exacerbées par des facteurs économiques, sociaux et politiques, peuvent contribuer aux pensées et aux comportements suicidaires.»Selon Mia Atoui, les récents cas de suicide «ne constituent pas un phénomène nouveau». L’experte rappelle la vague de suicides de 2019, quand 170 personnes avaient mis fin à leurs jours. «Quand les cas de suicide sont médiatisés, on peut craindre un phénomène d’incitation au suicide (suicide contagion en anglais) chez les personnes présentant des facteurs de prédisposition et qui vivent des situations similaires», explique t-elle. Un constat partagé par Albert Moukheiber. «Le suicide, ça ne veut pas dire que l’on n’aime pas la vie, mais que l’on veut que la douleur s’arrête:une personne peut se dire que le suicidé, lui, est au moins soulagé, et qu’elle veut l’être aussi.»Des chiffres crédibles ? Les statistiques, elles, ne permettent pas d’observer de hausse entre 2018 et 2022:157 cas en 2018, 150 en 2020,145 en 2021 et 138 en 2022. Toutefois, ces données sont à prendre avec des pincettes. «Ce ne sont pas des chiffres précis car nous n’avons pas un système de surveillance complet», rapporte le Dr Rabih Chammay, directeur du Programme national de santé mentale (PNSM) rattaché au ministère de la Santé. Pour Albert Moukheiber, ces données sont une «sous-évaluation». Le flou règne notamment à cause du tabou qui entoure le suicide. Lorsque Albert Moukheiber était secouriste à la Croix-Rouge, il a eu affaire à des familles qui prétendaient que la mort d’un proche était due, par exemple, à une chute dans les toilettes, «alors que la personne s’était pendue ou tiré dessus». Le médecin légiste Hussein Chahrour en a également été témoin. «Certaines familles n’acceptent pas cette réalité et veulent la cacher pour des raisons religieuses, sociales ou ayant trait à leur dignité... Elles vont jusqu’à invoquer un meurtre pour couvrir les faits», avance-t-il. Le médecin rapporte une affaire où la famille a accusé un jeune homme de l’assassinat suite à un rapport erroné. Condamné à mort, celui-ci n’a été remis en liberté que cinq ans plus tard, après l’exhumation et l’analyse du corps prouvant qu’il s’agissait bel et bien d’un suicide.

Un phénomène qui atteint les hommes Autre constatation liée à cette récente vague de suicides:les victimes sont des hommes âgés entre la trentaine et la quarantaine. Trois d’entre eux étaient des pères de famille, l’un d’eux était marié sans enfant. Dans une société où la pauvreté et la santé mentale sont source de honte, les hommes ne s’expriment pas ou très peu. «Ma plus grande peine, c’est que M.S.aurait pu me parler, nous aurions tout fait pour l’aider», regrette Ali Kalot.

L’étude «Impact of 2008 global économie crisis on suicide:tirne trend study in 54 countries», publiée en 2013 dans le British MedicalJournal, rapporte que l’augmentation des suicides était plus importante chez les hommes que chez les femmes durant la crise russe des années 90 et la crise économique asiatique de 1997. En cause, le poids social qui fait endosser à l’homme la responsabilité de soutenir financièrement sa famille. Face au chômage, il ressent plus de honte et est moins enclin à demander de l’aide, explique l’étude. «Les hommes se suicident trois fois plus que les femmes, même si celles-ci font deux fois plus de tentatives de suicide», souligne Mia Atoui, en faisant référence au fait que les hommes utilisent des moyens plus agressifs, comme les armes.

L’espoir absent Ce qui accentue le désespoir au Liban actuellement, c’est qu’aucune solution à la crise n’est envisagée. Dans l’étude «Impact of 2008 global économie crisis on suicide», une variation de l’effet de la crise a été observée selon les pays. Des variations qui seraient probablement liées à la sévérité de la récession mais aussi à «la diversité des aides sociales et des protections du marché du travail dans les différents pays». «La première chose à faire serait de régler la crise, mais il faut également assurer les services de santé mentale», précise Rabih Chammay, qui rappelle que les causes du suicide sont multifactorielles. Au Liban, les aides existent. Certaines ONG proposent des services gratuits comme Embrace qui a créé, en coordination avec le PNSM, une ligne d’assistance pour les suicides (1564). Le PNSM a aussi lancé il y a 6 ans l’application «Step by Step»(«pas à pas»en français) pour lutter contre la dépression et l’anxiété dans le pays.

Mais certains n’en ont pas entendu parler ou ne pensent pas que cela remédiera à leur problème, faute de sensibilisation. «Les gens ne savent pas que la thérapie traite la dépression ou l’anxiété... Dans leur tête, ils se disent:j’ai besoin de manger, qu’estce que peut faire un psychologue ?»lâche Albert Moukheiber.

Lyana Alameddine
L’Orient Le Jour du 13 mars 2023

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