Dans l'Israël contestataire, l'espoir de rassembler

 

Après plus de dix semaines, les manifestations contre le gouvernement ne font que s'intensifier, fédérant une société fragmentée et brisant les tabous.

À Tel-Aviv, les manifestations hebdomadaires du samedi ont pris des airs de festival. Le cortège, une marée de drapeaux israéliens et de vuvuzelas, vibre aux appels répétés pour la « De-mo-kra-tia ! » Une grande tribune fait face au QG du ministère de la défense, des écrans géants retransmettent les discours dans d'autres endroits stratégiques. En moins de trois mois, le mouvement contre la réforme judiciaire est devenu le plus important de l'histoire d'Israël. Mais cette mobilisation, qui puise surtout sa force dans le centre et la gauche, ne semble pas enrayer les plans de la coalition de droite dure dirigée par Benyamin Netanyahou.

Elle est décidée à passer rapidement des lois qui castreraient la Cour suprême et éroderaient la séparation des pouvoirs. Pour les manifestants, cela transformerait Israël en « dictature » . Le train législatif est lancé à toute vitesse pour faire passer le gros de la refonte avant la trêve pascale, début avril. Le 9 mars, le président Yitzhak Herzog a donné un discours grave. « Nous sommes au bord du gouffre. C'est la négociation ou le désastre. J'en appelle à la coalition et l'opposition : prenez vos responsabilités, ou l'histoire vous jugera. »

Samedi 11 mars, on comptait près de 95 points de ralliement ; en tout, ils étaient au moins 300 000 à sortir dans tout le pays, un demi-million selon les organisateurs. Selon l'Israel Democracy Institute, près d'un cinquième de la population se serait joint aux manifestations au moins une fois. C'est une hausse de 50 % depuis janvier. Les organisateurs, une coalition bigarrée d'associations, voudraient faire mieux, et attirer la droite « douce ». Ils ont opté pour des messages simples : démocratie et indépendance des institutions, que le pouvoir voudrait assujettir à la majorité parlementaire. Les politiciens se sont peu à peu effacés de la lutte, remplacés par des acteurs jusqu'ici plutôt discrets : le secteur high-tech d'abord, et surtout les réservistes.

La semaine dernière, la quasi-totalité d'un escadron d'élite de l'armée de l'air a décidé de sécher une journée d'exercice. L'action a finalement été annulée, mais l'avertissement est cinglant. Pour la majorité des Israéliens de confession juive, le service militaire universel ne s'arrête pas après les trois ans obligatoires. Il consiste aussi à reprendre les armes pendant trente à soixante jours par an. Tsahal est plus qu'une armée, c'est une expérience commune à tous ses citoyens juifs.

Formée en janvier, l'association de réservistes Achim leNeshek (« Frères d'armes ») compte des milliers de membres, comme Rohi, 40 ans, qui vient de sortir d'un mois de service actif avec son unité d'infanterie dans la région de Naplouse. Les confrontations avec de nouveaux groupes armés palestiniens dans le nord de la Cisjordanie empirent, et l'armée israélienne répond par la force, et le nombre. Mais pour Rohi, souriant et timide, « le vrai danger, il est ici ».

« Nous avons signé un contrat moral avec l'État », déclare Yiftach Golov, un tee-shirt aux couleurs du groupe serré autour de la tête. Doctorant en biophysique, ancien artificier dans une unité d'élite, il parle vite et bien. Ce que la refonte judiciaire révèle, c'est d'abord un trou béant dans la formation de l'État hébreu - le choix de ne pas se donner de Constitution. C'est en partie la protection de ses valeurs fondamentales - « démocratiques et libérales », tient-il à préciser - qui préoccupe les manifestants. «?C'est notre deuxième guerre d'indépendance, assène Yiftach. On va gagner, c'est sûr. Cela va au-delà de la politique. »

La police essuie par ailleurs le slogan « Où étiez-vous à Huwara ? » Cette ville palestinienne, dévastée par des colons sous les yeux de l'armée après le meurtre de deux Israéliens le 26 février, est devenue un symbole de résistance pour les manifestants, un cri de rage antisystème. « On peut définitivement parler d'un effet Huwara » , souligne Eli Avidor, qui marchait samedi avec une bannière de Combattants pour la paix, qui rassemble ex-soldats israéliens et anciens militants palestiniens. « On a été éduqués dans la mémoire des pogroms, on a grandi avec des paroles de chansons qui parlent du" village qui brûle" - et tout d'un coup, cela vient de nous ? »

Alon-Lee Green, cofondateur du mouvement socialiste Omdim BeYachad (Debout ensemble), espère que cela pourrait mener à une confluence des luttes. « Nous manifestons pour nos vies, pour notre sécurité - et par extension contre une occupation militaire qui s'approfondit, développe-t-il. Ce gouvernement porte la réforme judiciaire, mais il essaie aussi d'annexer la Cisjordanie, et préside à la période la plus violente en Cisjordanie depuis la Seconde Intifada ( de 2000 à 2005, NDLR ). Penser que tous ces problèmes ne sont pas liés est une erreur monumentale. »

Mais la police aussi a été touchée par les plans du gouvernement, après la mise à pied du commissaire de Tel-Aviv par son ministre de tutelle, Itamar Ben Gvir. Amihai Eshed n'avait apparemment pas été assez rude avec les manifestants. Merav et Ami Escher, au crépuscule de la quarantaine, l'ont vu passer dans le cortège samedi, sous les applaudissements. Le couple milite depuis longtemps contre l'occupation militaire. Il se tenait un peu à l'écart du cortège, mal à l'aise dans cette marée de drapeaux bleu et blanc qui, il y a encore quelques mois, étaient l'apanage de la droite. « On n'est pas d'accord sur tout, mais c'est important de montrer notre solidarité, assure Ami. Des manifestations monstres à Tel-Aviv comme celles-ci, on n'a pas vu ça depuis la guerre du Liban. Et les réservistes, c'est inédit. »

« Cela soulève des questions cruciales sur la nécessité de l'identité juive de l'État, sur la protection des minorités, ajoute Merav. Dans le processus politique qui devra forcément suivre, on sera obligés de discuter de tout cela. » Une nouvelle génération découvre que des notions jusque-là intouchables peuvent être remises en question. « Même au boulot, la parole s'est libérée », se réjouit Doron Meinrath, posté à l'intersection des rues Kaplan et Da Vinci - le coin anti-occupation. « Je bosse dans la high-tech. Au bureau, tout le monde connaissait mes positions - mais maintenant, on en parle à la machine à café. » Il dit avoir écoulé au moins 500 tee-shirts en une semaine.

Dimanche, Yaïr Lapid, chef de l'opposition, a déclaré vouloir poser des jalons pour la rédaction d'une Constitution. Mais en attendant, la confrontation arrive, inévitable. S'il n'y a pas de négociations, la majorité passera les réformes, et la Cour suprême sera obligée, pour sauvegarder son rôle, de la retoquer. « Il faut que les juges sachent qu'on est derrière eux », rappelle Iddo, 50 ans, qui a rejoint Achim leNeshek en janvier - sa première action politique. «   C'est pour cela qu'on va continuer à sortir. Pour qu'ils puissent faire ce choix difficile. »

Nicolas Rouger
La Croix du 14 mars 2023

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