Charles Enderlin: « Netanyahou veut un véritable changement de régime »

 

Le journaliste Charles Enderlin analyse, depuis Jérusalem, l’évolution de la société israélienne. Il décortique les questions principales et en tire quelques enseignements pour l’avenir du pays.
Observateur attentif d’une société qu’il a ausculté durant toute sa vie professionnelle, notamment pour la télévision publique française, Charles Enderlin porte un regard lucide sur les événements qui secouent aujourd’hui Israël.

En quoi le système judiciaire existant gêne-t-il les projets de Netanyahou et son gouvernement d’extrême droite ?
Ce n’est pas une simple réforme du système judiciaire dont il est question, mais bel et bien d’un véritable changement de régime voulu par la coalition issue des urnes, composée des nationalistes du Likoud, des ultraorthodoxes et des sionistes messianiques. Une majorité de 64 députés, sur 120, idéologiquement solide. La première étape vers cette transformation du pays passe par la mise au pas du système judiciaire selon le principe des autocraties  : « Le “peuple” accorde à la majorité élue la légitimité de gouverner seule, sans l’interférence des juges qui, eux, n’ont pas été élus. »
Le très nationaliste ministre de la Justice, Yariv Levin, du Likoud, a présenté son projet quelques jours après la formation du nouveau gouvernement Netanyahou, le 29 décembre 2022. C’est ainsi que le collectif de nomination des juges de la Cour suprême passerait sous le contrôle de la majorité parlementaire, qui pourrait également placer à la tête de cette haute instance un président de son choix. Ce n’est pas tout : une majorité simple de 61 députés pourrait annuler tout jugement de la Cour suprême, qui fait fonction également de haute cour de justice. À ce titre, c’est la seule instance auprès de laquelle les Palestiniens des territoires occupés peuvent se tourner, notamment en cas de saisie de terres. Dans l’ensemble, les juges veillent à leur droit à la propriété, mais les procédures sont longues et n’aboutissent pas toujours, en raison des arguments sécuritaires présentés par l’armée. Il n’empêche, c’est le dernier verrou avant l’annexion qui va sauter.
De fait, l’accord de coalition stipule en toutes lettres : « Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur la terre d’Israël. Le gouvernement développera l’implantation partout, y compris en Judée-Samarie (le terme biblique pour la Cisjordanie). » C’est la première fois que le terme exclusif apparaît dans la formation d’une majorité de gouvernement. Le message qu’envoie ainsi Benyamin Netanyahou à la communauté internationale est clair : il n’est pas question d’une solution à deux États, mais bel et bien d’annexion.
Déjà, le 19 juillet 2018, Benyamin Netanyahou avait fait adopter par la Knesset une loi fondamentale définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif, discriminatoire pour les non-juifs. Cette vision est à l’opposé de celle des pères fondateurs : de Théodor Herzl, qui envisageait un État dont le président serait juif et le vice-président arabe ; de Zeev Jabotinsky, adversaire du sionisme socialiste, qui avait proposé en 1940 un projet de Constitution selon lequel les communautés juives et arabes auraient des droits identiques ; de David Ben Gourion qui, le 14 mai 1948, avait proclamé la déclaration d’indépendance d’Israël définissant : « L’État assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens sans distinction de croyance, de race ou de sexe. Il garantira la pleine liberté de conscience de culte, d’éducation et de culture. »

Quel est le fondement de la mobilisation des Israéliens. Qui regroupe-t-elle ?
Les manifestations ont pris une ampleur surprenante, sans précédent dans l’histoire du pays. C’est le réveil d’une partie de la société israélienne, qui rassemble des laïcs mais aussi de nombreux observateurs qui tous rejettent le changement de régime antidémocratique mis en place par Netanyahou. Ils se considèrent comme les dindons de la farce, selon la plaisanterie qui circule : « Israël est divisé en trois tiers. Un tiers travaille, un tiers paye ses impôts et un tiers fait l’armée. C’est toujours le même tiers ! » De fait, 40 des 64 députés de la coalition gouvernementale se sont dérobés au service militaire d’une manière ou d’une autre et n’ont jamais porté l’uniforme. Selon le bureau des statistiques, les contribuables séculiers payent neuf fois plus d’impôts directs que les ultraorthodoxes.
Les ONG qui luttent pour les droits de l’homme et contre l’occupation ne sont pas absentes des manifestations, loin de là. Le pogrom commis par des colons dans le village palestinien de Hawara, en Cisjordanie, a renforcé l’opposition aux annexionnistes du gouvernement. D’ailleurs, on commence à voir dans les manifestations des Arabes israéliens très inquiets de la politique de Ben Gvir et Smotrich. Il n’y a pas de politiciens à la tête de ce mouvement, mais un comité de volontaires venus du high-tech, de l’économie, de la société civile et des juristes. Après les grands rassemblements à Tel-Aviv et à Jérusalem du premier mois, des comités locaux ont vu le jour dans 122 localités, du nord au sud, y compris dans des villes traditionnellement à droite.

Au sein du gouvernement, outre Netanyahou, deux figures se détachent. Elles sont d’extrême droite : Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir. De quoi sont-ils le nom ? Est-ce une revanche, voire une victoire, de cette branche du sionisme qui n’était pas arrivée à imposer sa définition de l’État lors de la création d’Israël en 1948 ?
Ils viennent du sionisme religieux, qui a pris son essor après la conquête des territoires palestiniens, en juin 1967. Cette théologie messianique rejette la notion de démocratie libérale. Simcha Rothman, l’actuel président de la commission parlementaire des Lois, qui prépare la refonte du système judiciaire, a déclaré en décembre 2021: « La démocratie, c’est faire ce que Dieu commande ! » Il appartient à la liste de trois partis nationalistes messianiques dont Netanyahou a parrainé l’alliance. Bezalel Smotrich, homophobe assumé, raciste anti-arabe, habite la colonie de Kadoumim près de Naplouse. Il est ministre des Finances et aussi ministre délégué à la Défense, où il a la responsabilité de l’administration civile de la Cisjordanie et de la liaison avec Gaza et l’Autorité autonome. Son but est de développer la colonisation en interdisant le développement palestinien en zone C, qui s’étend, rappelons-le, sur les 60 % de la Cisjordanie.
L’autre personnage est Itamar Ben Gvir, président du parti Puissance juive, issu du Kach, le parti fondé par le rabbin raciste Meir Kahana et qui est interdit. Avant la campagne électorale, Ben Gvir a retiré de son salon le portrait de Baroukh Goldstein, le terroriste qui a assassiné 29 musulmans en prière dans le caveau des Patriarches à Hébron, le 25 février 1994. Il est ministre de la Sécurité nationale et dirige, de ce fait, la police et les gardes-frontières. À ce titre, il a responsabilité du maintien du statu quo sur le Haram el-Sharif, l’esplanade des Mosquées, qui est aussi le mont du Temple du judaïsme. La prière juive est interdite dans ce troisième lieu saint de l’islam. Très proche des fondamentalistes de l’Institut pour la reconstruction du Temple, résistera-t-il à la tentation de faire une provocation qui pourrait embraser la région ?

La gauche sioniste est au plus bas de toute son histoire. Comment expliquez-vous cela ?
C’est la gauche parlementaire qui a été érodée, affaiblie par les douze années de pouvoir Netanyahou. Un phénomène qui n’est pas sans similitude avec ce qui s’est passé en Hongrie et en Pologne. L’opposition de gauche a été laminée par la propagande du régime. Mais, aujourd’hui dans les manifestations, les principaux slogans sont : « Yariv Levin ! Ici ce n’est pas la Hongrie ! » et aussi : « Ici ce n’est pas la Pologne ! » La grande question est de savoir où va ce gigantesque mouvement de protestation ? Vers la naissance d’une nouvelle gauche israélienne ? Une revendication commence à se faire jour : « Nous voulons une Constitution ! »

À la Knesset, Netanyahou peut compter sur sa majorité pour ses projets de réformes judiciaires, mais, sur un certain nombre d’autres sujets, à l’exception des députés communistes et arabes, tous les partis votent ensemble, par exemple pour déchoir de sa nationalité un Arabe israélien accusé de terrorisme, mesure qui ne s’applique pas aux juifs. N’est-ce pas là le problème récurrent de la société israélienne ?
Autant que je sache, cette loi n’a pas encore été examinée par la Cour suprême qui pourrait bien la retoquer. Là aussi, il faut attendre pour savoir où mène le mouvement contre le changement de régime. À Jérusalem, mais aussi à Tel-Aviv, on trouve au sein des manifestations de nombreuses pancartes : « Démocratie pour tous » ; « Pas de démocratie sous occupation » ; « Palestinian Lives Matter », etc. Cela dit, le grand public israélien a une vision très partielle de l’occupation. Les JT israéliens ne la montrent que sous l’angle sécuritaire. Les reportages sur la vie quotidienne en Cisjordanie, à Gaza sont rarissimes. Selon un sondage récent, 40 % du public juif pensent que tout ne va pas mal en secteur occupé. De fait, à l’exception de quelques centaines de jeunes Palestiniens qui font de la résistance armée à Jénine et Naplouse, l’ensemble de la population palestinienne n’est pas entré en intifada, en tout cas pas encore. Et puis, l’existence même de l’Autorité autonome permet le maintien de l’occupation, alors qu’Israël ne dépense pas un shekel pour les Palestiniens. La police palestinienne assure l’ordre dans les grandes villes de Cisjordanie, coopère avec les services israéliens. Je répète régulièrement que la communauté internationale devrait cesser de financer l’administration de Mahmoud Abbas. Israël devrait en couvrir le budget… couvrir au moins les salaires de la police palestinienne.

La maladie dont souffre Israël n’est-elle pas cette occupation des territoires palestiniens qui dure depuis cinquante-six ans maintenant ?
L’occupation est une de ces maladies. Je crois qu’il faut aussi mentionner la montée du fondamentalisme, avec les ultraorthodoxes qui depuis une dizaine d’années deviennent nationalistes, ce qu’ils n’étaient pas autrefois. Et l’arrivée au pouvoir des sionistes messianiques qui sont annexionnistes. Le changement de régime préparé par le gouvernement Netanyahou comporte des projets de loi religieux menant vers la théocratie.

Pierre Barbancey
L'Humanité du 28 mars 2023

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