Les auteurs palestiniens Bassem Khandaqji et Nasser Abu Srour, l’écriture au-delà de l’enfermement

 

Bassem Khandaqji, au Caire, le 14 novembre 2025. NIDAL SAMER POUR LE MONDE
Bassem Khandaqji, 42 ans, et Nasser Abu Srour, 56 ans, ont passé plus de la moitié de leur vie en détention dans les prisons israéliennes. C’est là qu’ils se sont initiés à l’écriture et y ont trouvé un salut. Relâchés le 13 octobre dans le cadre du plan Trump pour Gaza, ils ont été condamnés à l’exil et sont aujourd’hui retenus au Caire, faute de passeport. Leurs premiers pas d’hommes libres ont un goût amer.
Le hall du Renaissance Cairo Mirage City Hotel, niché dans une banlieue cossue à l’est de la capitale égyptienne, est bondé. Un va-et-vient de touristes chinois qui déchargent leurs valises, d’hôtesses de l’air ajustant leurs tailleurs avant de rejoindre l’aéroport et d’agents de renseignements égyptiens moustachus tirant sur leur cigarette.
Au milieu de ce capharnaüm, des grappes d’anciens détenus palestiniens, visages émaciés, cheveux coupés à ras, sont accoudés aux tables de bar. Scotchés à leurs smartphones, ils n’en reviennent pas du miracle technologique qui survient entre leurs doigts : les visages de leurs proches, à qui ils s’adressent pour la première fois depuis des années, apparaissent sur leur écran.
Deux hommes arborent des lunettes de vue flambant neuves. Serait-ce parce qu’ils n’en croient pas leurs yeux ou à cause des années passées à écrire dans la pénombre carcérale ? Nasser Abu Srour, 56 ans, et Bassem Khandaqji, 42 ans, peinent encore à discerner les contours de ce nouveau monde. Condamnés à perpétuité (le premier en 1993 pour le meurtre présumé d’un officier de renseignement israélien, le second en 2004 pour sa participation présumée à un attentat perpétré à Tel-Aviv), ils ont passé plus de la moitié de leur vie en prison.
En détention, ils ont tous deux pris la plume pour tenter de faire disparaître les barreaux de leur cellule. Le 18 novembre, Nasser Abu Srour a été couronné du Prix de la littérature arabe, décerné à l’Institut du monde arabe, à Paris, pour son livre Je suis ma liberté (Gallimard, 2025), traduit en français par Stéphanie Dujols (elle aussi récompensée). Il a remercié le jury par vidéo. Bassem Khandaqji, 42 ans, a, quant à lui, vu son dernier ouvrage, « Un masque couleur de ciel » (Dar Al-Adab, non traduit), récompensé en 2024 du Prix international de la fiction arabe, surnommé le « Booker Prize arabe », alors qu’il était encore dans les geôles israéliennes.

Une liberté au goût amer
Le 13 octobre, à la suite de l’accord de paix américain conclu quatre jours plus tôt entre Israël et le Hamas, qui comprenait la libération de quelque 2 000 prisonniers palestiniens, les deux écrivains ont été libérés. Ils ont été jetés dans un bus, en direction du Caire, et se sont retrouvés quelques heures plus tard sous les dorures de ce palace cinq étoiles. Ils sont désormais assignés à résidence, sauf autorisation spéciale délivrée par les services de sécurité égyptiens.
Dans le jardin aux palmiers bien taillés, des silhouettes voûtées par des années d’enfermement déambulent. Au milieu de la piscine, d’anciens prisonniers barbotent. L’un d’entre eux, un colosse barbu, fait tourner ses poignets dans l’eau, comme pour dénouer des articulations longtemps entravées. « On dirait une cure de désintox ! », lâche Bassem Khandaqji dans un sourire, avant de se renfrogner. « Je rêvais depuis longtemps de ce moment. Quel allait être le goût de la liberté, son odeur ? Mais aujourd’hui, si je ferme les yeux, je suis constamment renvoyé en pensée à ma cellule », poursuit-il en massant ses côtes douloureuses de ses fines mains à la peau translucide.
Le souvenir du fracas de la prison le hante sans cesse. « Des bruits terrifiants de coups, de sirènes hurlantes, d’oppression. Sans parler des voix de ceux qui demandent à sortir », ajoute l’homme au crâne chauve, la barbe taillée en pointe, vêtu d’une chemise en velours côtelé élégante. Début octobre, l’ONG israélienne HaMoked recensait un total de 11 056 prisonniers, dont 3 544 en détention administrative et 2 673 « combattants illégaux » – un statut réservé principalement aux Gazaouis, qui permet de les maintenir en prison sans procès ni jugement.
Malgré le confort de leur hôtel, dont il est difficile de savoir qui en supporte le coût, le goût de la liberté retrouvée est amer. Parmi les prisonniers libérés, 154 détenus expulsés par Israël sont désormais bannis de Palestine, le gouvernement de Benyamin Nétanyahou invoquant des raisons de « sécurité nationale ». « L’exil, c’est la continuation de la prison : vous tenir loin de votre terre et de ceux que vous chérissez, déplore Bassem Khandaqji. Après vingt et un ans de fers et de douleur, c’est comme un nouveau transfert. »

Enfant de la « génération des pierres »
Pendant plus de vingt ans, celui-ci s’est toujours accroché à l’espoir de sa libération prochaine. Nasser Abu Srour s’était, lui, en revanche, totalement résigné à l’enfermement. Ce n’est qu’au moment de franchir le poste-frontière avec l’Egypte, à Rafah, qu’il a poussé un soupir de soulagement. Tirant le rideau du bus d’un coup sec, il s’est exclamé : « Mon Dieu, que le ciel est immense ! » Depuis la fenêtre de sa chambre d’hôtel nimbée de lumière en cette mi-octobre, Abu Srour jette un regard ébahi au-dehors. Accoudés au comptoir du pool bar, deux touristes en maillot de bain commandent des cocktails.
« C’est surréaliste. Pendant trente-trois ans, j’ai vécu comme dans une caverne. En prison, tu ne vois le monde qu’à travers le chas d’une aiguille. Et, d’un coup, ce n’est pas juste une porte qui s’ouvre devant toi, mais la vie tout entière », poursuit-il, submergé par tant de couleurs et de sons. Après ses décennies de détention, les questions futiles l’assaillent. « Ai-je bien pris la clé de ma chambre, mes lunettes, mon téléphone, mon briquet ? J’oublie toujours quelque chose. En prison, le quotidien se résume à peu de détails. Au-dehors, la vie est complexe. Au restaurant, je mets des heures à regarder le menu et je finis par ne pas manger », plaisante-t-il en allumant une cigarette. Au milieu des volutes de fumée, il se laisse happer par les souvenirs.
Né en 1969 dans les travées misérables du camp de réfugiés d’Aïda, en bordure de Bethléem, « ville de la paix qui ne l’a jamais connue », Nasser Abu Srour est un enfant de la « génération des pierres », celles lancées contre l’occupant israélien. Issu d’une famille modeste, « des gens sans voix qui n’avaient plus la force de crier » – son père est fripier, sa mère femme de ménage, il a sept frères et sœurs –, il rejoint le mouvement de la lutte contre l’occupation lorsque la première Intifada éclate, en 1987.
Une nuit de janvier 1993, il est réveillé par le métal froid d’un canon de fusil sur son front. Accusé du meurtre d’un officier de renseignement israélien, il est arrêté et envoyé à la section des interrogatoires, où ses geôliers lui arrachent des aveux. « Coupable ou non, j’aurais tout dit sous la torture », lâche-t-il. Il parle lentement, soupesant le poids de chaque mot. Placé à l’isolement dans la prison de Ramleh, au sud-est de Tel-Aviv, il en griffonne deux sur le mur : « Adieu, monde ». « J’ai décidé d’abandonner la vie au-dehors. Etait-ce vraiment une vie, celle d’un enfant né dans un camp de réfugiés que le monde entier ignore ? Dans cette vie, j’étais déjà prisonnier. Le mur qui ceignait mon camp était le même que celui que j’ai trouvé en prison. Il avait seulement pris un autre visage », résume-t-il.

Nasser Abu Srour dans sa résidence au Caire, le 16 novembre 2025. NIDAL SAMER POUR LE MONDE
Ecrire en prison
Une génération sépare les deux écrivains. Quatorze ans marqués par la lente agonie de la révolution palestinienne et l’échec cuisant du processus de paix des accords d’Oslo (1993). Au début des années 2000, Bassem Khandaqji est étudiant en journalisme à l’université An-Najah, à Naplouse, en Cisjordanie. C’est dans cette ville qu’il est né, en 1983, qu’il a grandi au milieu des livres d’une famille de bibliothécaires et a rejoint le Parti communiste. Lorsque la population palestinienne se soulève à nouveau lors de la deuxième Intifada (2000-2005), il prend les armes au sein du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP, fondé par Georges Habache en 1967).
Accusé d’avoir participé à un attentat à la bombe perpétrée en 2004 au marché Carmel de Tel-Aviv, qui a fait trois morts et plus de 50 blessés, il est arrêté, à 21 ans, et condamné trois fois à la perpétuité. « Nous avons pris les armes pour défendre notre liberté. C’était la guerre. Le sang a coulé des deux côtés. En tant que Palestinien, je ne suis pas né pour tuer, ni pour être tué. Je suis né pour être libre, égal à toute autre personne sur cette terre », justifie-t-il en restant vague sur la nature exacte de son implication.
Les deux écrivains ont connu l’isolement, la torture, les mauvais traitements et les déplacements permanents. Khandaqji et Abu Srour se sont croisés à plusieurs reprises, au gré de leurs transferts dans les dédales de l’archipel carcéral israélien, notamment dans le centre de haute sécurité de Hadarim. Parfois, ils se relisaient mutuellement et échangeaient sur leurs manuscrits.
Ecrire en prison est un exercice difficile. Il faut se procurer blocs-notes et stylos, échapper au regard des gardiens. Surtout, il faut ruser pour faire passer ses textes au-dehors. Si la rédaction de son premier ouvrage lui a pris dix mois, il a fallu près de deux ans à Nasser Abu Srour pour en exfiltrer toutes les pages. En les disséminant dans des lettres à ses proches, ou en envoyant photos et enregistrements vocaux par des téléphones de contrebande.

Introspection et évasion
Les deux auteurs avaient une soif commune de comprendre la société israélienne. Derrière les barreaux, tous deux suivent un master en études israéliennes, à l’université Al-Qods de Jérusalem. Ils apprennent l’hébreu, regardent la télévision et lisent les journaux israéliens. « J’ai appris l’hébreu depuis “la gueule du loup”, pour reprendre les mots de l’écrivain algérien Kateb Yacine, explique Bassem Khandaqji. Finalement, la langue est une prise de guerre, c’est quelque chose que tu gagnes sur celui qui t’a colonisé. »
« Quand tu entres en prison, la première chose qu’ils te prennent, c’est ta voix, raconte Nasser Abu Srour. Ils te dépossèdent de ta capacité à t’exprimer. Ils te prennent les mots. J’ai donc dû me résoudre à concevoir mon propre alphabet. » C’est une rencontre avec la pensée du philosophe danois Søren Kierkegaard, dans un article en hébreu publié dans un journal israélien en 2018, qui sera le déclencheur d’une fièvre d’écriture qui ne le quittera plus.
Au fil des pages de Je suis ma liberté, il élargit la coquille qui l’emprisonne, griffonne et escalade les parois, dialogue avec sa seule constante : un mur froid et muet. « J’ai cessé de le considérer comme un pan de béton faisant partie d’un immense bloc de ciment, la prison, qui m’enfermait et m’étouffait. L’imagination m’a permis de lui donner une forme nouvelle, celle d’un compagnon. En épousant ma géographie carcérale, j’ai ainsi retrouvé mon aptitude au langage. Je n’ai pas voulu échapper à mon mur, je me suis lié à lui. »
Si Nasser Abu Srour plonge dans l’introspection, Bassem Khandaqji, lui, s’échappe au-dehors. Sa plume le propulse à l’air libre. Dans Un masque couleur de ciel, il s’immisce clandestinement au cœur de l’Etat hébreu. Muni d’une carte d’identité israélienne trouvée par hasard qui lui servira de « masque », le héros, Nour, devient Orr, un archéologue. Il passe de l’autre côté du miroir, arbore le visage de l’occupant et voit à travers ses yeux.
Page après page, Khandaqji fait dialoguer les deux sociétés, questionne les carcans de l’identité dans un territoire ségrégué et livre une critique anticoloniale de l’occupation inspirée des « masques blancs » de Frantz Fanon. « En prison, je me suis créé une nouvelle identité. L’écriture m’a protégé, m’a donné une petite patrie. L’enfermement t’oblige à devenir plus fort. J’ai troqué le fusil pour la plume. J’ai découvert que les idées sont plus fortes que les balles », clame Khandaqji, pour qui la publication de chacun de ses livres a été une « victoire ».
Tous les jours, l’écrivain se levait à l’aube pour écrire en secret. Au matin du 7 octobre 2023, « la lumière s’est éteinte », raconte-t-il. Finis les discussions, les parloirs, les évasions littéraires. Ni papier, ni crayon, ni rasoir, ni miroir. Outre la torture et les coups, les prisonniers sont aussi privés de soins et de médicaments.
« En temps de guerre, la prison israélienne se transforme en machine à tuer, en machine perfectionnée de déshumanisation. Tu n’es plus qu’un corps sur lequel tu n’as plus de droits », renchérit Abu Srour. Au moins 98 détenus palestiniens sont morts dans les prisons israéliennes depuis le 7 octobre 2023, affirmait, le 17 novembre, Physicians for Human Rights - Israel, une organisation de médecins engagés pour la défense des droits humains.

Un avenir en pointillé
Depuis son arrivée au Caire, Bassem Khandaqji a donné quelques conférences dans des clubs littéraires de la capitale égyptienne. « En tant que Palestiniens, nous avons besoin d’une refondation. La bataille ne se mène plus avec les armes, la violence et la haine. C’est désormais une bataille culturelle, universelle et anticoloniale », conclut celui qui a déjà écrit mentalement son prochain ouvrage, répétant à l’infini les phrases dans sa tête.
Pour les deux auteurs, comme pour les ex-détenus exilés en Egypte, l’avenir se dessine en pointillé. L’ambassade palestinienne au Caire devrait leur fournir prochainement des passeports. Plusieurs pays, comme la Turquie, le Qatar, l’Algérie ou le Pakistan, se seraient dits prêts à les accueillir, mais rien n’est confirmé. « Quel sens donner au mot liberté ? Je vivais reclus en Palestine et je n’étais pas libre. Aujourd’hui, je suis en dehors, banni, et je ne suis pas libre », s’insurge Nasser Abu Srour.

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Bloqué en Egypte sans aucun statut légal, il a eu la chance d’embrasser quelques-uns de ses proches, venus de Jordanie. Ils ont apporté de la sauge de Palestine et des bouteilles de parfum pour chouchouter ce frère et ce fils qu’ils désespéraient de revoir un jour. Surtout, Nasser Abu Srour a retrouvé celle qui a inspiré la seconde moitié de son livre : Nadia Daqqa, une avocate italo-palestinienne rencontrée au parloir d’Hadarim. « Notre relation a commencé alors que les frontières se dressaient entre nous, en permanence. J’ai appris à l’aimer avec ces obstacles. Sans pouvoir la toucher, sans connaître la texture de ses vêtements, de sa main. Je l’aimais comme cela. Aujourd’hui, la vitre a disparu », se réjouit-il.
L’écrivain se dit investi d’une immense responsabilité : « A partir de maintenant, je veux raconter l’histoire de ce pays à qui veut bien l’entendre. Je veux en être sa langue. Sa voix qui a été assourdie. » Avec Bassem Khandaqji, ils partagent une conviction : l’éloignement douloureux avec la Palestine ne fera que renforcer leur plume obstinée. Les deux auteurs ont déjà fait parvenir les manuscrits de leurs prochains livres à leur maison d’édition, Dar Al-Adab, à Beyrouth.

Eliott Brachet
Le Monde du 30 novembre 25

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